Vigie, février 2014

 DÉBÂCLES

 

 

Chaque journée rejoue désormais, avec ses variations spécifiques mais sur un tempo de plus en plus rapide, le même thème du même morceau : celui de la débâcle — ou plutôt des débâcles successives, car les nuits de février s’accompagnent encore de gelées et de brèves averses de neige dont la tiédeur matinale efface les traces.

Ce matin le verre de la vitre reste ainsi obstrué par une fine couche de givre criblée de gros glaçons, et les champs sont couverts d’une pellicule de poudreuse à peine suffisante pour que les passereaux y laissent leurs empreintes. Tout semble à nouveau figé, mais déjà on devine à travers ce voile trouble les mouvements des nuages, les nuances de bleu, le marron terne de la forêt. Bientôt c’est le premier craquement : une plaque de glace glisse brusquement sur le toit de tôle jusqu’à ce que la stoppent les bien nommés arrêts-neige (sans lesquels la gouttière aurait depuis longtemps été arrachée). Les glaçons pris dans le givre, qui rappellent les grappes d’œufs pondus ces derniers jours par les grenouilles rousses des mares alentour, les glaçons de nouveau bougent, coulent, se libèrent en centaines de gouttes d’eau qui suivent la pente, rejoignent la gouttière, empruntent les canalisations jusqu’à la route et, partant, jusqu’au torrent dégelé du Gelon.

Réapparaissent alors le ciel changeant, les branches zigzagantes du poirier et l’échine un peu hirsute du Pic de l’Huile — ce petit rocher qui, vu depuis la combe de La Rochette, semble suffisamment pointu pour avoir reçu le nom d’aiguille, dont le mot huile est une déformation…

Il me plaît d’imaginer le chemin que continue de parcourir l’eau qui coule du toit.

La voici donc mêlée aux eaux chargées du Gelon (qui prend sa source dans la commune voisine du Pontet en une belle tourbière à 1330 mètres d’altitude). Rejoint par le tout proche Nant des Fruitiers ainsi que par le Nant Provent (lui-même joliment dénommé en son amont « ruisseau du Feu de Joie »), le torrent dévale sur cinq cents mètres de dénivelé jusqu’au bourg de La Rochette, file sous le petit pont d’où j’aime le saluer lorsque je descends faire des courses puis, grossi par son affluent du Joudron, n’avance plus que mollement en dessinant une sorte de U jusqu’au bourg de Chamoux. Cette plaine, qui aujourd’hui encore reste souvent prise dans le brouillard, a longtemps été une zone marécageuse et impaludée à la réputation sinistre. C’est en 1854 que la construction d’un tunnel à Chamousset, près de Chamoux, a permis de faire déboucher le Gelon jusque dans l’Isère. Grâce à ce tour de force, me voici donc relié au Rhône, puisque l’Isère — l’impétueuse, la rapide — après avoir franchi la vallée du Grésivaudan entre Chartreuse et Belledonne, passé Grenoble, longé le Vercors et traversé le Dauphiné, se jette finalement dans le grand fleuve à quelques kilomètres au nord de Valence, au pied du Vivarais.

Le paysage cependant s’est tout à fait dégagé et les champs blancs ont commencé à revêtir ce vert usé de la fin février, vert couleur paille parsemé de restes de névés, de perce-neige et de taupinières noires, vert de pelouse rase et de ternes pâtures qui déjà dit quelque chose de l’ouvert des alpages et annonce la joie des premières marches en montagne, les joies de la débâcle.

« Débâcler », c’est faire sauter la bâcle, la barre qui bloque la porte ou la fenêtre — condition première à toute sortie, bien sûr.

On sent soudain dans le sang comme une impatience de torrent…

On descendra ce jour observer les grenouilles de la gouille dont la rumeur, entendue d’ici, ressemble à un ronronnement, puis on dévalera sur les feuilles boueuses jusqu’aux rives du Gelon qu’on remontera sans doute jusqu’aux ruines de l’ancien moulin — avec une pensée fraternelle pour tous ceux qui, au même moment, happés peut-être par la même impatience, seront partis marcher eux aussi le long de l’un ou l’autre des mille cours d’eau qui sillonnent le bassin du Rhône… Mais de cette escapade il ne peut ici être question: la vigie se doit de rester immobile à son poste mobile, pratiquant vaille que vaille cet art du guet et du voyage en chambre — en somme, et sans raillerie, une forme de géopoétique adoucie pour sédentaire pantouflard ou poète forcé de garder le lit !

À l’horizon redevenu tout net un nuage dresse son cou de dragon et, jetant vers la fenêtre un regard que je juge narquois mais quand même débonnaire, met un point final à ma page.

dimanche 23 février 2014

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