Vigie, février 2014

 

 

LA NEIGE  À PAS DE LOUVE

 

La neige est revenue à pas de louve, sans s’être annoncée, comme par effraction, ce dimanche matin.

S’est abattue sans un murmure sur le village qui dormait.

N’a fait aboyer aucun chien, grincer aucun volet et tinter nulle cloche.

C’est à peine l’aube, le village dort encore sous son manteau bleuté ; est-ce que les habitants rêvent de neige ?

*

On peut écrire avec la pluie. Elle chante.

On n’écrit pas avec la neige.

On se tait.

(Ou peut-être, à voix blanche, comme l’appel imperceptible du roitelet ou un bruit de grésil, un grattement, un frottement, un soupir prolongé, ces quelques lignes lancées en hâte ?)

*

Tout de même quand les flocons s’affolent, cette exaltation, cette joie voltigeante nous poussent à la parole. On ne peut pas rester tout à fait muet devant tant de beauté ! (C’est ce que dit à sa façon l’enfant qui, assis à la fenêtre, pépie comme un pinson.)

Intérieur doux et musical, extérieur froid et silencieux; entre les deux la transparence de la vitre et le regard qui file.

On écrit toujours avec et pour cela.

On n’écrit jamais que sur de la neige, petite brûlure vite effacée, flambeau bref quand le regard traverse et que brille en lui le cristal d’un flocon.

Monte alors ce chant-là, le besoin de ce chant :

La neige tombe sur la neige
pianissimo
violon sans cordes, accordéon
au soufflet percé
fine averse essoufflée
la neige
enchâsse de silence
le cri de la corneille
la neige souligne
les veines des branches
la neige enlumine
l’absence ordinaire
la neige illumine
la neige nimbe
la neige auréole
la neige flamboie
la neige ranime
la neige rallume
la neige raffine
la neige éblouit
ô la neige
la fine averse la fin amor glacée
de la neige !

 *

Écrire pendant une averse de neige est un si grand privilège qu’on s’en voudrait de ne pas délaisser les affaires courantes pour reprendre le carnet et la plume (le clavier vient après), comme si on avait soudain quelque chose d’extrêmement urgent à écrire à quelqu’un.

On n’a pourtant rien à écrire à personne (c’est vergogne, je sais, de proclamer publiquement cela !). L’urgence n’est que de suivre au mieux le mouvement de l’averse, et l’on ne dispose pour ce faire que de ses yeux, de sa capacité d’émerveillement (dont on découvre qu’elle ne s’amoindrit pas mais s’affine avec le temps, ce qui laisse espérer qu’on puisse plus tard devenir, si les souffrances prévisibles des maladies et des deuils nous le permettent, un vieillard ravi), ainsi que de sa plume.

On pourrait aussi bien fredonner ou se taire ou danser en imitant la danse des flocons (courir aussi en ouvrant la bouche vers le ciel comme le font les enfants…). Mais on préfère couvrir la page de ces mots noirs largement ajourés, à mesure que la neige fait à peu près le même travail en positif (l’écriture étant le négatif), badigeonnant de blanc ce qui restait du paysage.

Ce n’est pas pour garder trace mais juste pour floconner. Pour se laisser tomber du haut de la page vers le bas en cette chute à la paradoxale platitude. Ce n’est pas même pour dialoguer avec la neige ainsi que l’a fait autrefois le poète Charles d’Orléans ou, plus près de nous, Jean Morisset dans l’un des poèmes les plus neigeusement sensuels qu’il m’ait été donné de lire :

prière sur blanche-mousse
lumière réfringence
respiration du froid
sur la musique du silence
poudrerie assoupie de l’univers
et ta beauté qui sourit
de mille flocons

tu es la tempête de neige
la plus magnifique que j’ai rencontrée

— l’averse de neige nous demeure somme toute assez indifférente et se soucie peu de l’homme qui la regarde, qui l’admire ou qui peut-être la maudit en songeant au chemin qu’il faudra dégager.

Ce n’est pas non plus pour quelque lointain et hypothétique lecteur, dont on peut raisonnablement douter que la lecture de ces lignes peu soignées lui apportent le plaisir esthétique, la distraction, voire l’éblouissement ou le supplément de vie qu’on est en droit d’attendre d’un texte littéraire.

Encore que.

Si toi qui me lis pourtant tu pouvais, à travers ces lignes trop hâtives, percevoir quelque chose du miracle que ce fut de les avoir écrites pendant cette averse de neige, si tu pouvais entendre en toi, dans le silence de la lecture, ne serait-ce qu’un écho de ce si beau silence que j’entends maintenant, si tu pouvais alors toutes affaires cessantes laisser là les écrans, les écrits, pour aller à la fenêtre et, quels que soient ton lieu, ta saison, ta maison, regarder à ton tour la beauté voltiger, l’invisible soudain redevenu visible, l’impalpable tremblant juste au bout de tes doigts et ta propre fenêtre ouverte sur un monde — alors, bien sûr, ce petit gribouillage prendrait toute sa possible dimension, comme l’averse de neige qui, s’amplifiant encore, semble prendre toute la mesure de cette vallée, de cette montagne, de cet hiver enfin déployé qu’elle habite en incontestable et sublime souveraine.

Au bout du compte l’écriture et la neige n’auraient ainsi qu’une seule et même absence de but : habiter pleinement, amplement, royalement, l’immensité du monde.

*

L’écriture est comme la neige.

Elle ne recouvre que pour dévoiler la beauté extraordinaire du plus ordinaire. Elle abolit les frontières et rehausse de noir la feuille blanche comme la neige rehausse de blanc les rameaux.

Elle ne pèse pas plus que les flocons, elle n’ensevelit pas, elle ne fige pas, différente à chaque nouveau regard qu’on posera sur elle.

Elle accompagne la danse, voyez-vous, elle est une danse généreuse. Elle est du côté des oiseaux et des cerfs qui se rassemblent autour des villages et des villes, elle est cet éclat dans l’œil écarquillé de l’enfant, de l’homme, de la bête qui regardent depuis quarante-mille ans tomber la neige.

Elle s’accorde particulièrement bien au noir et blanc de la pie juchée sur le grand pin, elle est manière de s’accorder au vivant, manière de respirer, de sautiller, de marquer le blanc en tombant, manière encore de tomber et de se relever, d’être à la fois humain autant qu’on peut et inhumain comme sait l’être cet hiver dont un récit tragique de tempête et de bateau brisé, à la radio, rappelle la cruauté.

L’écriture est comme la neige : elle est manière d’acquiescer malgré tout, manière de s’incliner comme s’inclinent le saule, le bouleau, le poirier sous le poids de la neige, le vieillard sous celui des années.

Elle s’accumule longtemps dans le silence du non-écrit puis tombe à l’improviste, se déploie sur la page, tourbillonne, ramène toute chose à son intensité première, fait ressentir chaque instant comme un événement et puis peu à peu se replie, se rature, se brouille, s’amollit, se fractionne, se disloque, se brise, glisse, reflue et finalement laisse place à nouveau au silence.

Comme la neige en fin d’hiver l’écriture non plus ne tient pas, ne tient plus tout à fait ses promesses (ce dont on ne saurait se plaindre ni lui faire grief). À la fenêtre striée de gouttes et sur la page, au soir venu, c’est la débâcle prévisible.

L’écriture ainsi fond, sans drame, comme la neige, se fond dans le silence.

2-3 février 2014

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