Vigie, février 2014

 CARABUS INTRICATUS

 

C’est un de ces soirs ordinaires où l’on estime qu’il n’y a plus rien à faire, plus rien à dire ni à guetter, plus rien qui puisse venir étonner. Rideaux tirés sur la fenêtre — et ainsi protégé de l’éventualité du reflet intrigant qu’aurait pu par exemple provoquer (si elle n’était à cette heure tout à fait invisible) la Lune en son dernier quartier —, résolument sourd aux appels de la hulotte, je lis assez mollement en la somnolente compagnie d’une chatte siamoise.

Soudain une sorte de crissement qui semble venir de derrière le rideau attire l’attention. Je pense d’abord qu’il s’agit du deuxième félin de la maison qui gratte je ne sais quoi, quand je constate que ma Siamoise, en équilibre sur le bureau et dépliée de tout son long, claque des mâchoires vers un point du plafond. C’est à ce moment que je le vois et l’entends striduler : un gros Carabe fraîchement sorti de son sommeil hivernal.

Aussitôt l’arrivée de ce signe manifeste, rutilant et tonitruant d’un Dehors printanier en ma demeure que je croyais bien close fait disparaître toute trace de fatigue, et me voici occupé à pourchasser d’une main l’insecte tout en maintenant à distance la chatte de l’autre main. Le ballet des blattes tropicales, le bruit de bombardier des énormes mouches-rhinocéros qui autrefois s’abattaient sur ma table comme des balles, l’irruption toujours espérée d’un titan de vingt centimètres ou plus, ne me procuraient pas de plus grande excitation que celle qui m’anime à présent lorsque, penché sur le coléoptère à la belle armure bleue, je m’interroge et je l’interroge (carabe, d’accord, mais lequel ?). Je prends en hâte et pour mémoire deux ou trois photographies, avant de le soustraire à la férocité des chats en le renvoyant au dehors.

Cette image prise juste avant la chute est un curieux tableau : l’insecte encore accroché au jaune du bureau semble emporter avec lui dans le noir un peu de peinture bleue ; et cette autre où l’on ne voit presque plus le Carabe en fuite m’évoque bizarrement une photo comparable (et d’aussi piètre qualité) prise naguère — d’un ocelot brésilien !

Une fois passée cette visite inédite, je cherche dans les livres et sur la Toile quelques renseignements. Ce Carabe était manifestement Carabus intricatus, le Carabe embrouillé (ou embarrassé…). Pourquoi intricatus ? Je ne trouve nulle explication à ce qualificatif surprenant (sa course n’avait rien d’embarrassé et, quoiqu’évidemment affolée, m’a plutôt semblé assurée et rapide) mais, dans Wikipédia, ces quelques lignes qui m’enchantent (et que je souligne) :

Le Carabe embrouillé ou Carabus intricatus fait partie des plus gros Carabidés. À la différence de la plupart d’entre eux, dont les élytres sont plutôt bombés et aux contours ovales, les siens sont presque plats, sensiblement élargis à la partie postérieure et brusquement terminés en pointe. Observés à la loupe, ils rappellent un paysage sous-montagneux fortement dénivelé. Le carabe embrouillé se tient dans la forêt. On le trouve dans les feuilles mortes, sous des poutres ou dans la mousse ; souvent aussi il grimpe sur les arbres à plusieurs mètres de hauteur, où il se dissimule sous l’écorce. (…) Ce coléoptère hiberne dans les vieilles souches.

C’est le premier printemps dont l’arrivée m’est ainsi annoncée non par les froissements de papier des rougequeues mais par l’irruption d’un gros insecte noir dont les élytres dessinent « un paysage sous-montagneux fortement dénivelé », et qui me rappelle à sa manière que nous aussi habitons à plusieurs mètres de hauteur, dissimulés sous l’écorce du toit, à l’intérieur de vieilles souches…

24 février 2014

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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