Route, avril 2013

 

 

 

PROSE PRINTANIÈRE

 

Il y a indubitablement quelque chose qui a changé avec l’arrivée brutale et toujours stupéfiante des beaux jours. On scrute assez attentivement les effets possibles de ce changement sur les cœurs, les visages. Il n’est pas possible que cet événement dont l’écho se répercute si spectaculairement par dix-mille chants d’oiseaux à travers tout le pays ne nous touche pas en profondeur. Tous les gens qu’on croise ne parlent que de cela. Ce soleil, cette douceur retrouvée. Autrefois on n’y aurait peut-être vu que des paroles futiles destinées à masquer le peu qu’on a à se dire. Il y a pourtant là quelque chose d’essentiel. On se retrouve baigné dans cette douceur, cette lumière, et on est certes un peu dépassé, débordé par toute cette tendresse qu’on attendait presque plus ; mais quelque chose néanmoins se détend. On évoluait jusqu’à hier dans une certaine tonalité mineure de la mémoire ; la mélodie résonne à présent en majeur.  

Écoutant sonner le clocher du village, me voici presque aussitôt propulsé dans des rêveries estivales. Les enfants quant à eux jouent éperdument dans le jardin et courent, clament, chantent et rient. On reste certes au bord de leur enfance heureuse, vieux bouleau qui peine à se couvrir de feuilles et regarde peut-être avec envie les chatons et les feuilles des jeunes saules ; mais quand même, on se penche, on se trempe, on se désaltère à l’eau de leur quiétude. 

Naturellement on voudrait bien un plus franc laisser-aller. Pour cela il suffit d’un moment de surprise, on le sait. Un papillon coloré posé devant la porte. Le va-et-vient d’une larve de libellule qu’on observe longuement dans la mare. Ce parterre de fleurettes blanches (fraisiers sauvages) ou, d’un seul coup, ce bosquet de mélèzes, qu’on s’était habitué à voir dénudé, et qui a reverdi, entièrement reverdi, en une reverdie qui paraît plus touchante que le rose éclatant des magnolias ou même les premières fleurs blanches des pommiers.

On avance maintenant en pleine lumière. On croise une jeune fille à cheval, qui ferme à demi les paupières, tout à la joie de sa promenade (et aussi parce qu’elle a le soleil dans les yeux). La vieille croix rouillée au carrefour semble comme un vieillard venu se réchauffer sur le pas de sa porte : incongru, hors propos. Ce matin au collège mes paroles aussi étaient incongrues, qui évoquaient l’horreur des camps nazis et l’horreur en nous, face à cette salle d’adolescents qui n’avaient naturellement rien d’autre que le printemps en tête et en cœur. J’ai fait figure de rabat-joie, à contrecœur. J’ai parlé de l’horreur avec distance, un œil sur le paysage printanier. L’an prochain, il faudra veiller à parler de cela plus tôt dans l’année, quand il fera encore sombre.

Dehors il fait vingt-trois degrés. Vert éclatant des champs. Colloque des corneilles. Tout brille. L’idée même de l’accident s’éloigne. On se laisse aller à lire dans le vol des hirondelles des présages moins funestes que d’ordinaire. À l’arrivée au bourg, il semblerait qu’on a fait bien du chemin. On est parti d’un autre lieu qui ressemblait à celui-ci, mais plus au nord ; on a roulé des semaines, des mois, pour arriver ici. Évidemment, ce n’est pas tellement dépaysant… Mais il n’empêche qu’on a dû bien rouler pour parvenir ici. Alors tout cela, ce n’est pas encore un chant, mais la célébration n’est pas très loin, la mélodie majeure dit quelque chose de l’acquiescement, lové dans les entrelacs de cette prose printanière.

                

15 avril 2013

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