Vigie, décembre 2012

 

 

 

ÉCRIRE OU MÉDITER

 

Vigiedécembre2012

 

Méditer.

Faire de sa vie un poème, une œuvre d’art, visible et lisible par personne, dans le secret du cœur ou l’intimité familiale. Avec l’avantage de l’unité vers laquelle tend le méditant entre contemplation et action (cette manière admirable qu’ont notamment les grands maîtres du Zen de faire émerger le sacré dans le moindre des gestes du quotidien), avec la mise à distance des paraîtres, des faux-semblants, des renoncements à la vie au profit de l’Œuvre qui toujours guette l’artiste (y compris celui qui professe que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » ou qu’un livre « doit être soluble dans la vie »). Avec le risque d’une autre forme de renoncement, de rétrécissement, qui serait de ne plus œuvrer que pour soi — pour son propre confort — et non pour l’Œuvre. 

 

Écrire.

Faire du poème sa vie, une œuvre d’art visible et lisible par soi et autrui, du secret du cœur ou de la chambre à la pleine lumière d’un monde qu’on voudrait fraternel. Trouver un écho verbal à cet appel de la pluie — qui a commencé à crépiter sur le toit sitôt écrit le mot : « écrire » — que l’on entend bien mieux lorsqu’on le nomme à plume haute. Avec l’avantage de la trace, de la parole qui relie et qu’on relit à loisir (mais qui ne fixe rien pour autant), la mise à distance des faux silences, des bavardages intérieurs, extérieurs ou secrets et la quasi-impossibilité du renoncement, sitôt que l’on s’assoit et qu’on brandit la plume. Avec le risque d’une autre forme de séparation, de ne plus œuvrer que pour l’Œuvre, bizarre et idéale excroissance qui superpose à cette réalité hostile, indifférente, imprévisible et qui toujours échappe, une ombre de réalité manipulable, apprivoisable et à tout moment susceptible d’occulter l’autre, l’inatteignable que l’on feint d’atteindre à bon compte grâce au petit jeu de ce théâtre d’ombre. Là aussi, s’installer dans le confort de l’écrit (matérialisé aujourd’hui par cette pièce, ce coussin, cette table basse et la chanson de la pluie qui n’a plus rien de la mollesse navrante d’un hiver trop doux mais semble élargir l’espace en rétablissant une fois de plus un lien entre la page striée de traces et le ciel ombré de nuages, l’encre et l’eau reflétées sur la vitre de la fenêtre de toit et sur la page), s’installer dans le confort de l’écrit demeure le piège principal, assez semblable à celui du confort de la méditation mais plus pernicieux, plus difficilement évitable — tant il est facile d’alimenter par les mots la rêverie qui nous est agréable au lieu de poursuivre le travail de sape, de dénuement, d’ouverture en lequel on était engagé. Avec le risque aussi de ne plus œuvrer que pour la galerie, pour s’exposer au lieu de s’exposer, pour se réinventer sous la forme commode d’une projection qui donne apparence sensible à ses propres illusions. Avec le risque ainsi d’illusionner et de s’illusionner, de rendre plus opaques les nuages qui déjà voilaient le réel, d’oublier même jusqu’à la possibilité d’un ciel dégagé (ce dont mon goût excessif pour l’écriture par temps de pluie est peut-être un signe inquiétant).

 

Écrire pour méditer, écrire en méditant, méditer et écrire — finalement, même pratique, avec même absence d’objectif ?

Au pire, fuite ou enfermement. Au mieux, manière d’entrer en mouvement. Même garde-fou aussi en la vision de l’horloge, du sablier ou de la reproduction de cette nature morte, de cette vanité peinte par Cézanne et qui juxtapose un crâne et des fruits offerts sur une table sans perspective.

 

Écrire et méditer pour tenter de se tenir à hauteur de cela. 

 

Ayant écrit ces lignes, on constate que le sablier s’est vidé, qu’on a encore raté les tout derniers instants (ceux-là qui vont si vite) et qu’il faut cesser là l’écriture, ou la méditation. 

 

 

27 décembre 2012

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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