Vigie, décembre 2012

 

 

 

COURTS-CIRCUITS

 

 Vigiedécembre2012court circuit

 

C’est par la grâce assez cruelle de l’un de ces courts-circuits oniriques qui font soudain se rencontrer et se détruire deux images venues de deux époques éloignées, qu’il m’a été donné, très tôt ce matin, de ressentir avec une acuité presque surhumaine le caractère éphémère et vertigineux de notre existence (éphémère et vertigineux : l’évocation du premier n’a pas vocation à fixer dans un réflexe frileusement passéiste telle ou telle image de mon intimité mais bien de révéler le mouvement, l’attraction et l’ampleur exprimés par le second). 

Nous sommes dans ce qui semble être un appartement moderne en assez mauvais état. Des invités trop nombreux doivent y dormir, et je ne sais où me mettre. Je préfèrerais ne pas rester seul, et même demeurer à proximité de ces gens que je ne semble pourtant pas connaître, mais l’on m’invite à m’installer plus loin, à l’écart, à l’étage, auquel j’accède par un escalier assez étroit au bout duquel se trouve, me dit-on, une chambre qui m’est destinée.

Je reconnais immédiatement en cet escalier celui d’une maison habitée dans l’enfance. Ce n’est pas le lieu tel que je l’ai connu, mais tel qu’il pourrait être aujourd’hui. Je m’exclame : ici, l’escalier était plus resserré, je le dévalais à toute vitesse sans me tenir à la rambarde et, dans ce coin de mezzanine, j’avais installé un bureau. 

Je pénètre enfin dans la chambre, et c’est à ce moment que se produit ce choc qui presque aussitôt m’éveille. Un court-circuit, disais-je : un chemin court qui relie ce qui était séparé, qui rétablit une de ces innombrables connexions qui nous constituent en tant qu’individus mais dont le réseau file loin en amont et en aval de l’individu. 

Dans plusieurs écoles du bouddhisme tibétain, l’enseignement se trouve ainsi parfois révélé sous la forme de terma, de trésors cachés qui apparaissent au méditant ou au rêveur, et qui le remettent en rapport avec le cœur même de la Tradition en en réactivant instantanément la transmission : la transmission de maître à disciple est la voie « longue », qui comporte le risque, en s’éloignant de sa source, de se figer, voire de s’égarer — cette transmission-là, imprévisible et chargée d’énergie comme le court-circuit, étant la voie « courte ».

Ce qui m’est soudain révélé n’est pas un trésor caché par Padmasambhava, mais juste, à première vue, un fragment de mon propre parcours. Je dis : mon dieu, c’est cette même sensation, exactement la même, du premier jour où, enfant, je suis venu dans cette pièce et où j’ai dit que je voulais en faire ma chambre, à cause de la vue vertigineuse sur la vallée, en ce jour où nous visitions la maison pour l’acheter. Comme c’est étrange et cruel. La nostalgie d’abord me défait — non que je souhaite particulièrement revenir en arrière (encore que l’idée de retrouver mes parents jeunes et en bonne santé suffise à me serrer le cœur), mais parce qu’il m’est soudain donné d’en mesurer avec toute son acuité l’impossibilité de le faire, et en même temps le caractère inévitable de ma disparition.

J’ai déjà disparu. Je glisse dans un monde instable. Naturellement je crois savoir tout cela par cœur, mais le rêve touche au cœur. Sans doute est-il lié aussi à cette période particulière de l’année où l’on se rassemble dans les demeures pour fêter païennement autour de lumière et de cadeaux la prochaine sortie des jours les plus sombres (janvier n’en sera peut-être d’ailleurs que plus noir). 

Un tel rêve, dont le message hélas se perd à mesure que la veille se substitue au sommeil et que la plume court sur la page, comme poursuivant son ombre, comme pour rejouer avec ses pauvres moyens le court-circuit passé, un tel rêve confère au jour présent une fragilité accrue. Après plusieurs jours assez mornes où rien ne (se) passait plus, où tout semblait enserré dans une sorte de pâte molle ou de neige sale, sans nulle acuité ni aucun sentiment saillant, sans rien d’autre qu’une crispation inquiète très loin de cette « fête du mouvement » qu’évoque, dans le livre lu hier soir au coucher, Lorand Gaspar, quelque chose à nouveau tremble, palpite, comme un sourire ou une colère rentrée, comme la vie même.

Par-delà l’apparente tristesse et la nostalgie qui émanaient de ce rêve émerge une certaine joie, car ce rêve a remis la vie en mouvement en reliant par la grâce de son langage saisissant et insaisissable comme l’éclair, ce qui était séparé : ces images, ces époques, cette chambre sous les combles d’autrefois, les décombres, et cette chambre d’aujourd’hui, les décombres de cet aujourd’hui que l’on sent déjà poussiéreux, que l’on voit déjà avec la nostalgie du présent. Ce rêve a remis en vie la vie. Mais il n’a sans doute lui-même émergé que d’un autre rêve, dont il est l’écho, la traduction involontaire — celui de la lecture d’hier soir.

C’est d’abord en lisant le livre de Lorand Gaspar — qui avait fait remonter les images d’un désert intérieur profondément intime et universel — que quelque chose s’était remis en mouvement, et que l’ordinaire voilé des jours mornes de cet hiver pluvieux s’était dévoilé. On reste devant cela à chaque fois stupéfait. C’est, à chaque fois, la même stupeur, la même incompréhension, comme d’une bête contemplant ses entrailles — comme de ce bison de Lascaux peut-être retourné sur ses propres entrailles, et regardant cela avec l’air de n’y rien comprendre. Mais il y a, à côté du bison, ce fragile homme-oiseau, peut-être chaman ou chasseur blessé, qui part en flèche, qui revit en la flèche, lui aussi sans doute n’y comprenant pas grand-chose mais suivant le mouvement, la flèche, l’oiseau.

Écrire pour continuer à suivre le mouvement.

Refaire les gestes sur la paroi de la grotte intérieure.

Cela, mille fois redits par mille voix, mais refait ce matin à neuf : à chaque fois, première fois.

Pas à pas, mot à mot, suivant, poursuivant l’ombre, jouant avec elle, creusant sur le blanc de la page de petites et neuves et mouvantes ombres noires que la torche vive du regard d’un lecteur ranimera peut-être, mais qui ne sont que cela : traces d’un plus vaste mouvement, ouverture vers le vaste, indices, flèches, barres et points laissés à la perplexité de tous les hommes-oiseaux blessés.

« Un livre, qu’on le lise ou l’écrive, doit être soluble dans la vie » (Jean Grojean).

On écrit pour mieux lire, lire en soi et au-delà de soi — non pour « fixer » quoi que ce soit mais pour faire passer cela qui passe très bien tout seul mais qui pourtant menace constamment de s’enliser.

On écrit pour faire danser cela qui nous condamne, qui nous consume, et qui est pourtant pulsation de la vie même, que l’on retient, que l’on réprime, que l’on refuse par peur de la danse — comme ce jeune homme timide et pour tout dire assez coincé qu’on a été et qui pour rien au monde ne se serait laissé aller à danser. 

Cela a certes quelque chose à voir avec notre disparition (et le funèbre rôde dans les marges), mais tout aussi bien avec la possibilité ou l’impossibilité de l’amour ou le souffle de la vie. 

On écrit pour mieux respirer, passer du souffle court des besognes mal expédiées à la respiration ample de l’amour.

Court-circuit.

D’autres chemins existent que l’écriture, sans doute : on l’a expérimenté dans le rêve, dans la méditation, parfois même dans certaines visions qui s’apparentent à des rêves éveillés et qui viennent simplement de ce qu’on a relâché la garde pour accueillir enfin ce qui vient. Mais c’est encore et ici l’écriture qui en est le plus sûr vecteur, le véhicule peu sûr mais qui nous est propre — à nous autres humains, qui sommes êtres de langage. Se défaire en partie des réflexes conditionnés (placés sous cellophane dans la chambre froide des mécanismes ordinaires), se dévoiler, se dénuder, passe par ce travail avec et sur les mots. (Parfois, à l’improviste : un  court-circuit.)

Le rêve seul, écho de la lecture : juste une vague sur la grève du réel, aussitôt bue.

L’écriture qui le prolonge et l’amplifie : la force, la joie même de la houle, des vagues réitérées sur la plage qu’on traverse, qu’on habite, le long de laquelle s’effacent nos traces, s’affaissent nos châteaux, où on a su cependant être heureux, où chaque grain de sable à bien y regarder fait naître l’étincelle d’un possible court-circuit.

 

23 décembre 2012

 

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