Vigie, juillet 2014

 

 

 

AUPRÈS D’ELLE, DANS LA DERNIÈRE CHAMBRE

 

 

L’aube à peine. Je suis assis auprès d’elle. Je caresse sa main qui est encore chaude. Je regarde son visage de dormeuse apaisée, un peu trop figé à cause de la mentonnière qui empêche la mâchoire de retomber et à cause surtout de cette posture sur le dos, avec les deux bras repliés le long du corps, qui ne lui était pas du tout naturelle (elle dormait toujours repliée sur le côté). Je regarde son visage lisse qui n’est pas un masque de cire malgré la jaunisse et la mort, mais bien encore son visage. Elle semble respirer, mais je sais que cette illusion de mouvement vient de mon propre corps ; mon père en a fait l’expérience cette nuit quand il a constaté sa mort.

Déjà je peine à sentir ici sa présence, comme si j’étais seul (ce qui, au fond, est le cas). Je peine tout autant à sentir son absence, tant elle est vivante en moi, en ma voix, en mon visage, en mes souvenirs, en toutes les pages de ce carnet.

Malgré la douleur, qui est immense, malgré la tristesse si facile à convoquer, le sentiment qui domine est celui du soulagement. Parce qu’on a fait ce qu’il fallait, jusqu’au bout. Parce que nous nous sommes beaucoup aimés. Parce que mon père a été jusqu’au bout avec elle. Parce qu’elle a peu souffert, accompagnée dignement par tous ceux qui l’aimaient et par son médecin.

Sans doute c’était encore bien trop tôt, et nous aurions eu tant à faire — tant de voyages, tant de spectacles. On n’aura pas pu aller jusqu’à la lassitude. Si on ferme les yeux ce sont les images de Madère, de ce dernier voyage à Madère qui remontent. On se laisse simplement effleurer par ces images, qu’on laisse passer. Elle aussi à la fin aura laissé passer. Peu ou plus d’attachement. La joie d’un dernier fruit mordu, de cette pêche qu’elle avait trouvée délicieuse. L’étonnement devant la douceur de cet après-midi d’été qui se prolongeait : c’est bien, c’est vraiment bien… Je pensais qu’il était plus tard… L’apaisement. Il est donc possible de partir en paix. Il faut pour cela, outre des circonstances favorables qui ne dépendent guère de nous, avoir fait ce qu’il fallait, ce qu’on devait. Avoir accumulé des provisions d’images heureuses, de ces images dont on peut ensuite faire comme un feu de joie en lequel se consument notre peur, notre amertume, le regret, le tragique.

C’est ainsi. C’était ainsi. Ce fut bien.

Tu vois : c’est ainsi. Ce fut un très beau voyage. Nous en avons bien profité. Merci. Infiniment merci.

Je suis pourtant encore ce tout petit garçon qui allait acheter dans une boutique de Ferney une bonbonnière blanche pour la Fête des Mères : « Maman chérie je t’aime »… Je reste auprès de toi. Je suis très confiant : la mort même est à peine une séparation, tant nous allons continuer à cheminer ensemble — et tu me parleras, je sais, dans l’écriture et dans les rêves. 

Dire cela, c’est peut-être aller un peu vite en besogne, et chercher à contourner la douleur, à l’enrober dans un discours facilement consolateur ? Je ne pense pas me consoler de ton absence. Tu seras toujours là comme un manque, à chaque escapade, à chaque voyage, à chaque spectacle, à chaque livre. Et cette date du 14 juillet 2014 restera un repère, comme certains sommets qu’on a escaladés un jour et qu’on regarde avec nostalgie peut-être quelques années après quand on ne peut plus le faire. Mais je ferai avec toi, avec toi qui me manques, avec ton manque, avec le manque. Il restera le bienvenu à table avec nous, chaque jour. On composera avec comme le compositeur avec le silence et la plume avec le papier blanc. Ce sera douloureux et doux, nullement tragique ni déchirant. Apaisé comme ton dernier sommeil. Lumineux comme ces vues de Madère. Dénudé aussi, parce qu’on aura traversé ensemble cette souffrance et que cela nous aura lavés, purifiés, rendus meilleurs peut-être (je l’espère).

Écrire auprès de toi alors que tu n’es plus, écrire auprès de ce qui est — mais ce mot est à peine prononçable — ton cadavre n’est pas t’exhiber, m’exhiber, et ce n’est pas indécent parce que c’est encore écrire avec toi et tenter de traduire dans un langage audible l’apaisement, la confiance que tu m’as apportés — toi qui fus pourtant enfant si malheureuse et longtemps si peu apaisée, mais toi devenue femme heureuse ; toi qui fais aujourd’hui une jeune morte radieuse…

Je serre encore ta main, va, ton poignet maigre autour duquel on a mis un bracelet de plastique avec ton nom et ta date de naissance comme on le fait pour les nouveaux-nés. Qu’est-ce qui nait ainsi aujourd’hui de ta mort?

On me fait sortir un moment. Sur le tableau blanc de la tisanerie : « 439 — pas de viande ». Cela suffit à raviver la souffrance, comme tout ce qui concrètement rappelle la vivante que tu fus. Comme ce châle rouge que tu portais déjà quand je te photographiais devant une fenêtre de la maison du Carrel, à contre-jour, il y a vingt ans. Comme ces vêtements que mon père est reparti chercher — et comment ne pas défaillir dans la grande maison vide, devant les penderies, les bijoux, les bibelots, les souvenirs ?

J’entrouvre le store. Une ombre bleue trempée se lève lentement sur la combe de Savoie. Un merle chante. Première journée que tu ne verras pas. Mon père aurait voulu te dire l’histoire de cet oiseau qu’il a, en rentrant, sauvé de la chatte qui l’avait ramené à l’intérieur de la maison et qui s’était réfugié sur le buffet du salon en laissant au sol une plume. Nous aurions bien voulu encore te faire écouter les chansons que tu aimais, et lire des pages du livre que tu ne tiendras jamais dans tes mains, mais dont tu avais pu lire le manuscrit et fêter malgré tout la prochaine parution.

Avant de partir tu avais demandé ce que nous allions faire : sur quel textes vas-tu travailler cet été ? Comment va se passer l’année d’accordéon de Léo ? Pour tes quarante ans à toi on t’offrira un accordéon… Tes dernières forces, tes deux derniers voyages, ç’aura été pour voir jouer Léo au concert du Pontet, pour venir apporter les ultimes cadeaux. La générosité et l’amour nu comme seuls remèdes au grand malheur du monde ?

Tout ce que j’ai à redire avec toi, à transmettre.

Tout ce qui fait que la vie vaut quand même d’être vécu.

Tout cela que n’entame pas la réalité de toute façon inconcevable de ta disparition.

Tout ce qui fait vivre. Tout ce qui fait écrire. Tout ce qui fait entrouvrir le store sur cette campagne trempée où se blottissent des maisons encore endormies entourées par la pluie, le brouillard, et ces montagnes douces des Préalpes que nous avons ensemble si souvent arpentées… Voici là-bas, émergeant à peine des nuages et de la nuit, la chapelle du Mont-Saint-Michel — tu te souviens ? Et puis voici le Granier et l’Alpette, voici la Dent du Chat au loin… On portera là-haut le souvenir de toi. On le dispersera au vent — il n’en sera que plus vaste, plus vivant.

Ta main est froide maintenant, et tu n’es plus ici. Tu es déjà là-haut — je veux dire, sur les crêtes de nos mémoires. La campagne détrempée est pleine d’oiseaux, de renards, de chevreuils. Elle n’est ni triste, ni gaie, mais pleine de vie et de mort. Tu n’entends pas ? — J’entends pour toi cette pluie qui crépite à la fenêtre de ta dernière chambre. Deux corneilles traversent la brume — une autre se perche sur le toit de l’hôpital. Hier, tu sais, à la maison les jeunes pies faisaient, depuis leur nid, un fabuleux raffut ! J’entends, je regarde pour toi. Je voudrais te prendre par la main (ta main est froide maintenant), ou allez va! sur mon dos (tu es si légère maintenant — tu ne pèses presque plus rien) et que nous repartions encore à travers les prés pour la cueillette des rosés. La vitre se crible de gouttes qui sont autant de miroirs minuscules en lesquels se reflètent ta chambre, ton visage lisse de jeune morte, ma silhouette et les prés, les monts, le brouillard, les corneilles.

Pose encore ta main fraîche, ta main froide sur mon front. Reposons-nous un peu. Ensemble reposons. C’est le premier matin du monde sans toi. Comme après une naissance on est bien fatigués. Reposons. Repose en paix.

 

14 juillet 2014

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