Vigie, juillet 2014

 

 

 

DANS LA NUIT

 

 

Lundi quatorze juillet, trois heures du matin. C’est le cœur d’une belle nuit d’été qui sent encore la pluie. On entend les insectes chanter et la hulotte quelque part. Après une longue période très agitée le temps se calme. Nuit calme. Au téléphone la voix étranglée de mon père : c’est fini.

Un chevreuil zigzague dans le fossé, affolé par les phares. C’est vraiment comme un accouchement à l’envers, où les larmes ont remplacé la joie. Le faon sur la route ne semble pas prêter attention au passage de l’unique véhicule qui circule à cette heure. Une chauve-souris frôle la vitre. C’est fini. Elle est partie très vite (plus rapide aura été son agonie que son accouchement). Elle est partie un peu après le feu d’artifice. Je me souviens de la mort de Ferré, un 14 juillet aussi. Nous étions au Carrel tous ensemble et nous avions pleuré. Maintenant je roule en pleine nuit sur cette route déserte pour rejoindre mon père là où ma mère repose.

La nuit dans les montagnes est pleine de vie. Voici un blaireau qui traverse, à petit pas forcément très pressés. Elle est morte avec mon père auprès d’elle, présent jusqu’au dernier instant. Ce souffle qu’hier elle peinait tant à maintenir s’est brisé. On reste avec ses derniers mots pas prononcés. Cette dernière esquisse d’un dernier baiser. Je ne suis pas trop bien. Ça va. Déjà ça n’était plus vraiment elle, ce cadavre vivant. Pour entendre à nouveau ce qui fut vraiment ses derniers mots il faut revenir au jardin, quand elle a demandé l’heure et qu’elle s’est étonnée qu’il ne soit pas plus tard, qu’elle s’est réjouie que la journée ainsi se prolonge. C’était encore une après-midi de grande douceur, où elle avait serré Clément contre elle et s’était exclamé qu’il sentait bon. Parce que la vie sentait bon. Parce qu’elle aimait la vie, infiniment…

C’est peu dire qu’elle ne voulait pas partir. Elle a cessé de lutter simplement le moment venu, comme son corps et la vie le lui imposaient. C’est sans drame, pas sans douleur bien sûr mais sans drame. Vive la vie. Fais attention à toi. Conduis très prudemment sur la route des gorges où il y a du brouillard à cette heure. Fais attention aux bêtes, fais attention aux gens, attention à la nuit et attention à toi. Prends soin de tous et de toi. Une bruine fine couvre le pare-brise. La route des gorges est dangereuse, où une jeune fille a encore trouvé la mort il y a quelques semaines au retour de son vingt-et-unième anniversaire. Désormais tout sera encore un peu plus fragile. Il pleut de plus belle. Les rares voitures ressemblent à des animaux perdus. Cette fois tu fais la route tout seul. Pas de souvenirs, pas encore ; juste la route, la pluie, la nuit. Les essuie-glaces font un bruit infernal et la voiture a comme un souffle rauque. Il pleure de plus belle. Lueur des réverbères jaunes. Et tous ces longs traits fins qui descendent du ciel vers l’habitacle, presque de face, et qu’on voit très bien quand on met les pleins phares.

Je quitte Les Marches, j’approche. Mon père là-bas pleure tout seul. Et même quand je serai là il pleurera tout seul. Il pleut à grosses gouttes, la voiture fait jaillir des gerbes d’eau blanche, et c’est comme une averse tropicale. Est-ce qu’il pleuvait ainsi la nuit de la naissance de Léo ? Est-ce qu’il pleuvait ainsi la nuit de la naissance de Clément ? Elle était alors entrée à l’hôpital. C’était le début de ce compte à rebours achevé cette nuit. C’est la fin.

 

14 juillet 2014

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