Vigie, juillet 2014

 

 

 

ALERTE ORANGE

 

 

Alerte orange aux orages, qui arrivent par l’ouest à vive allure. Vigie vigilante j’ouvre les yeux et les fenêtres, je me saisis des jumelles, du carnet, de l’appareil photo. Je me tiens prêt.  

Déjà le ciel blanchit et l’atmosphère se tend. On entend au lointain les premiers grondements. Des rafales tièdes font battre les portes, plient les bouleaux, affolent les carillons. Sur l’échine de Bramefarine passe la lueur d’un premier éclair furtif comme un soubresaut de bête effleurée par un fil électrique. La radio parle de pluies violentes sur les Pyrénées atlantiques, et l’on sent bien le souffle moite qui monte de là-bas. Les châtaigniers en fleurs semblent sauter sur place. Une jeune buse traverse lourdement le jardin et, dédaignant les recommandations des services météorologiques qui préconisent de s’abriter « hors des zones boisées », se pose à l’orée du bois sur une branche basse…

Bientôt de lourdes gouttes s’abattent sur le toit et les champs, assombrissant le sol, rehaussant les couleurs. Mon voisin M. Villard continue à faire son jardin : il sait que l’orage est encore loin et qu’il pourra terminer son travail sans vraiment se mouiller. Il a raison : le temps de griffonner ces lignes, l’averse a cessé et l’on n’entend plus à nouveau que les clarines et l’appel d’une fauvette. Une voiture qui passe en faisant un bruit de hors-bord rappelle seulement que la route est trempée. La journée de nouveau s’étire, blanche et tiède…

 

*

 

L’orage éclate à l’improviste. On a beau s’y être préparé, en avoir suivi très consciencieusement la progression, cette accélération brutale laisse pantois, qui évoque celle d’un fauve qui, après avoir poursuivi nonchalamment sa proie en lui laissant croire qu’elle pourrait s’échapper, libère soudain toute sa puissance, la dépasse et d’un coup de patte la renverse. Ainsi aussi de la chute du sable au fond du sablier, de l’eau crevant le barrage après cinquante ans de fissures, ou de la maladie longtemps contenue qui emporte en une nuit le malade. Le ciel craque, que relient à la terre des lignes éblouissantes.

À cette minute les vieux de la vallée sont assis aux balcons et regardent les éclairs sans penser (ou en pensant peut-être au passé). Ailleurs on se presse aux fenêtres avec les enfants qui viennent de rentrer du dernier jour d’école, et l’on s’exclame que c’est déjà, dans ce ciel en fête, les grands feux d’artifice du Quatorze Juillet !

Moi, je fixe les éclairs. Je déclenche au hasard l’appareil photo puis découvre sur l’écran ces colliers de feu, ces cartes lumineuses de contrées impossibles, ces figures d’ours, de sangliers, de rhinocéros, tous ces zigzagants graffitis peints sur la paroi du ciel par un peintre survolté…

Comme toujours, et même lorsque l’orage a enfin éclaté, il y a de longs moments d’apaisement, des moments blancs où la pluie cesse de tomber, où les éclairs se font plus rares. On se dit que l’orage s’éloigne. On en est presque déçu, ou trop hâtivement soulagé. Quelques instants après on se rend compte qu’il est sur nous, juste au-dessus de nous, sur les crêtes là-haut où les rhododendrons sont en fleurs et où les tout derniers névés finissent de fondre. Tout se remet à gronder, à trembler de plus belle, on voit de larges pans de brume courir derrière les châtaigniers en bataille, la rumeur enfle et ce sont cette fois des images de guerre qui viennent à l’esprit. Ces colliers de feu qu’on admirait tout à l’heure de loin, maintenant nous parent. On est pris dans l’orage. Quand la foudre tombe on entend aussitôt son fracas et tout vire au blanc. Les hautes herbes jaunes sont tombées. Des arbres sont tombés. Des bêtes ont dévissé…

Traversant la tempête comme une sorte de paquebot un gros grumier chargé de troncs redescend la vallée, tous gyrophares allumés ; on peut imaginer la frayeur des quelques automobilistes qui en ce moment remontent tant bien que mal la route étroite du Villard, lorsqu’ils se retrouveront face à un tel engin…

Le déchaînement cependant continue, et ce sont à perte de vallée des roulements de tambour, un jeu de grosse caisse, de caisse claire, de batterie, de djembé, de tam-tam branchés sur ampli.

Toute une journée, tout un été, toute une vie de silence accumulés pour ce vacarme-là.

Deux hirondelles virevoltent entre le gris noir et le gris blanc du ciel, et on pourrait les croire complètement affolées (à moins qu’elles ne soient en train de danser à la poursuite d’insectes déportés par l’orage, ou qu’elles jouent à attraper les grêlons qui sont comme de très lourds insectes). L’orage s’éloigne, l’orage revient, ça gronde, ça se tait, ça gronde à nouveau. À présent ce sont tous les nuages rassemblés au fond de la combe qui se déploient et cavalent le long de Belledonne comme les flammes et la fumée d’un gigantesque feu de forêt, effaçant peu à peu la montagne. Tout s’obscurcit. Un souffle froid descend de cette masse grise. La lumière vacille. Un choc, une dernière brûlure…  

Plus de lumière, plus de parole possible.

 

4 juillet 2014

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