Vigie, juillet 2014

 

 

 

AVERSES

 

 

La cime du poirier reste brouillée par une pluie si lourde que l’on dirait des flocons de neige fondue. La maison reste dans le brouillard. Bien sûr il a fallu remettre le chauffage. Les bêtes restent blotties à l’intérieur, les enfants s’impatientent, les cultures souffrent de trop de pluie (les plantes aromatiques du jardin du Grand Creux pourrissent sur place et doivent être jetées)…Toute la vallée se replie, on croise peu de monde et c’est, en juillet, une atmosphère de fin d’automne.

Hier le docteur a dit que la fin n’était plus qu’une question de semaines. La confusion mentale, due au dysfonctionnement du foie, n’est pas réversible. Le repas de mercredi dernier au Villard aura été le dernier. On voudrait pouvoir en graver dans la tête le moindre détail, mais c’est la banalité même de la conversation alors tenue qui est irremplaçable, inatteignable.

Au téléphone c’est pourtant encore à ma mère vivante que je m’adresse, et elle peut encore me répondre. Elle ne sait pas, elle ne sait plus ou elle ne veut pas dire qu’elle est condamnée. L’état de confusion dans lequel elle est ne nous autorise pas à en parler ouvertement. La voix – sa voix si sonore, vibrante, qui a toujours conservé son accent du midi – est épuisée. Elle s’étouffe. Elle parle lentement, confond parfois les mots, mais parvient à tenir un long discours parfaitement cohérent, qui est un compte rendu tronqué, faussé, biaisé, de la visite chez le docteur. On lui parle maintenant avec la douceur, la généreuse hypocrisie qu’on a quand on parle à un enfant. Il faut la rassurer quand on la sent inquiète. L’aider à trouver ses mots. Tout faire pour masquer cette confusion qui va s’aggraver.

Je peux encore parler à ma mère vivante, et elle peut me répondre, mais ce n’est déjà plus tout à fait elle. Pas encore son fantôme. Pas non plus une enfant. Ma mère malade. Ma mère mourante. Pouvoir encore lui parler, ce n’est vraiment pas un miracle. C’est presque insupportable. Redevenu soi-même comme un petit enfant, on voudrait pourtant ne faire que cela, et revenir chercher auprès d’elle le réconfort qu’on ne trouve plus nulle part. On se retient de reprendre le combiné ou de partir la rejoindre sans délai. On attend. On sera bientôt auprès d’elle, auprès d’eux. Elle dit que la ponction ne l’a pas soulagée. Elle souligne que ce problème de foie est quand même inquiétant, et elle se demande ce qu’on va pouvoir faire. Elle parle longuement. Je pense encore que je vais bientôt pouvoir m’installer quelque temps aux Vellats et rester auprès d’elle pour les derniers moments…

La pluie s’est arrêtée. On sort dans le jardin. On plante un cognassier, qui sera l’arbre de la fin. On arrache les mauvaises herbes, les ronces, les orties qui ont tout envahi. Les enfants se frottent les mains dans l’herbe mouillée et disent : « Regarde, comme on la main verte ! » Et puis, je file avec eux vers les bois. Tout est trempé bien sûr. L’orange vif des premières girolles fait comme des lampes posées dans la pénombre. Ils s’exclament. On pousse plus loin. On traverse le grand champ où se tapissent les renards (peut-être ceux-là même qu’un arrêté préfectoral condamnera dans quelques jours, avec quelques blaireaux, à une « élimination administrative »), et on s’enfonce en direction du torrent (qui fait un vacarme terrible). Les girolles, je les ramasse sans penser à rien, ni pleurer. Parfois Clément se pique à une bogue et proteste, mais il est heureux : c’est la première fois où il peut ramasser lui-même les champignons, qu’il écrase parfois (il pleure si on le lui reproche) ou dont il arrache maladroitement le chapeau, mais qu’il apprend à reconnaître et à cueillir.

Ainsi on reste penché dans la pénombre, une heure durant, cependant que la chatte Dana qui, comme toujours, a suivi, miaule en se frottant à nos bottes.

Le soir on assiste, comme prévu, au concert de Tir Na Nog, le groupe de musique irlandaise de Raphaël. On retrouve cette atmosphère des salles de spectacles qu’elle aimait tant. La musique. L’accordéon. La simplicité, la générosité rayonnantes de Raphaël, qui prouve qu’on peut être musicien talentueux sans être pour autant poseur imbu de sa personne. On se surprend à se laisser aller à la musique, on s’étonne de ce qu’un aussi profond chagrin puisse être, comme toute chose (à l’exception peut-être d’une intense souffrance physique), discontinu. On rentre tard.

Maintenant il pleut de plus belle. Il est bientôt midi et il pleut. Je travaille à cette montagne de notes accumulées ces vingt dernières années. Je repars pour l’instant de la période qui suit L’éloignement et Derrière les lignes, soit l’automne 2012. Ce n’est pas une fuite. Ce sont les mois qui ont précédé et suivi la mort de ma grand-mère. Il pleuvait, le temps était maussade. On disait à peu près les mêmes mots que maintenant. Je remonte le temps, depuis la mort de ma grand-mère à celle imminente de ma mère. Je choisis pour le site les traces que je conserverai. Il pleut encore plus fort. Les époques se brouillent. C’est là aussi manière de se sortir du temps, d’être déjà dans le temps de l’après. Je mets au propre ces notes comme on met de l’ordre dans ses affaires avant de disparaître.

Il pleut encore plus fort. Ça gronde, c’est de la grêle. Je prends l’accordéon et je joue tant bien que mal « Les yeux noirs ». Je revois le concert qu’on lui avait offert, avec mon père et les enfants, pour ses soixante-dix ans en avril dernier. Que c’était doux. Que c’était bon. Il faut faire de la musique tant qu’on peut, autant qu’on peut, et dire à ceux qu’on aime qu’on les aime. Je maudis cette pudeur, cette timidité qui m’empêche le plus souvent de le faire autrement que par le truchement d’une plume, d’un clavier. Il faudrait pouvoir, à tout moment, tomber dans les bras des gens et les serrer contre soi : vous êtes vivant, c’est merveilleux, c’est un miracle.

Je pense aux gens qui ont perdu des proches. Tu as donc traversé cela ? Comment est-ce possible ? Laisse-moi t’embrasser. C’est vraiment de la grêle qui roule sur la fenêtre de toit. Au sommet de la silhouette déformée du poirier je vois comme une grosse boule enflammée : c’est un mouton-paresseux qui s’est réfugié là, et qui se recroqueville sous l’averse. Ce sont des bêtes touchantes. Tu te souviens quand on les observait tous ensemble sur le chemin du Rorota ? Tu avais tes cheveux, tu pestais contre tes cheveux, tes vrais cheveux qui frisaient à cause de l’humidité… Je voudrais retourner en arrière. Veux plus avancer, âne bâté pliant soudain sous la charge. Je veux retourner en Guyane. (Ainsi du chien stupide qui, attaché au chariot, ne comprend pas qu’il lui faut marcher dans le même sens que celui-ci s’il ne veut pas que ce soit pire.) Je n’arrive pas à voir autre chose qu’un mouton-paresseux sur la cime du poirier. C’est moi, à présent, qui suis victime de confusion ? Je le prends en photo : sur l’écran de l’appareil photo, il n’y a aucun animal. Je regarde par la fenêtre du toit : je vois parfaitement la fourrure, le gris du poil, les taches noires, la flammèche orangée, les deux bras repliés. Il me tourne le dos. Autant regarder ailleurs. Autant ne plus rien regarder ; autant cesser ce soliloque.

 

12 juillet 2014

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