Tout ne tient qu’à un fil… (Aiguille du Midi / Hellbronner, août 2014)

i.m. Chantal Mauduit

 

La brume ce matin file à flanc de falaise et le soleil peine à émerger d’une nuit confuse dont on garde en tête comme une migraine le souvenir d’une errance affolée à travers un paysage n’offrant plus aucune protection ni aucun réconfort – le contraire même d’un refuge. On se revoit là-haut tel qu’on était hier, au-dessus du glacier, ne tenant qu’à un fil…

 

 

Silence. Sifflement du vent sur les câbles. La nacelle glisse dans le brouillard et parfois s’arrête et se balance. Cette sensation de la précarité de tout refuge, on la ressent ici de façon vraiment glaçante ! Par instants le paysage effarant du glacier se dévoile, avec ses failles bleues et ses arêtes. Des cordées traversent cela, cet autre monde d’une rudesse inouïe. Des hommes avancent aux confins de l’humain (dans ces confins que je ne fais qu’effleurer à distance, touriste resté à quai qui regarde partir les marins) et repoussent leurs limites.

Certains sautent dans le vide, casqués, ferrés, équipés de combinaisons de chauves-souris ou de parachutes (il y a des noms pour désigner tout cela), mais au fond tellement fragiles, et éprouvant ou mettant à l’épreuve, je suppose, cette fragilité. Bien sûr la mythologie de l’exploit sportif et tout un fatras de termes techniques et de chiffres dévoient la véritable et profonde audace qu’il y a dans de tels actes (comme d’ailleurs dans le simple fait d’avoir osé construire en ces lieux une plate-forme qui évoque un phare ou un navire de croisière, avec ce que cela suppose de douceur menacée).

Je connais mal ce monde de la haute montagne. Je le connais par quelques livres (ceux de Frison-Roche, lus dans l’enfance avec une certaine fascination), par quelques figures. Je repense à Chantal Mauduit, venue faire une manière de conférence à Chambéry il y a quelques années, en soutien à une association d’aide aux enfants népalais. Elle avait dit son peu de goût pour le portage, son désintérêt de l’exploit, son amour des gens et, paradoxalement, de cet espace si peu fait pour l’humain.

« Je suis fascinée par cette planète de la haute altitude: sans oxygène, c’est une expérience sensorielle. Tout est exacerbé. Le corps humain n’est pas fait pour ça, on n’y a pas sa place…»

Je la revois cernée par une foule d’admirateurs et pressée de questions techniques. Son visage souriant s’était franchement illuminé quand nous avions commencé à parler de poésie.

« Certains confondent l’alpinisme avec un sport. Pour moi, c’est une façon de rechercher des horizons, la plénitude, la sagesse… »

Sagesse, poésie, alpinisme – pour elle, toutes façons de désigner une même intensité d’être. Pour elle qui avait perdu sa mère à quinze ans, c’était aussi façon de regarder la mort en face. C’était quelques semaines à peine avant sa propre mort, en mai 1998, à l’âge de trente-quatre ans : je retrouve sur un carnet de l’époque ces quelques mots de sa main, et son adresse aux Houches où elle restait si peu…

Tout de même : regardant tantôt ces hommes et ces femmes encordés, cramponnés, s’engager sur le glacier par l’espèce de grotte qui en permet l’accès laisse pantois. Porter la poésie en ces lieux, c’est vraiment descendre aux enfers et, en principe, en revenir. Peut-être la poésie, et tout particulièrement la poésie française, aurait-elle gagné à avoir un peu moins de poètes en chambre et un peu plus de poètes en cimes…

Je n’ose pour ma part qu’à peine me pencher par-dessus le parapet de la terrasse, et encore moins par la fenêtre ouverte de la nacelle. Je salue avec soulagement le retour des nuages qui me cachent le vide. Puis la nacelle file. On peut lire de haut, de loin, les lignes fracturées du glacier entre lesquelles glissent les notes noires des montagnards. Même les bouquetins ne viennent pas ici – peut-être l’aigle, et le petit mulot des neiges qui vit, je crois, jusqu’à plus de 4000 mètres d’altitude, ainsi que ce commensal de chocard qui s’installe partout où des hommes pique-niquent…

 

 

Revenu du glacier, des cauchemars, je reste assis derrière la baie vitrée à regarder les nuages qui gagnent du terrain, à griffonner ces lignes, dans la paix provisoire du refuge.

Deux ans plus tard, je lis dans la presse que trente-trois personnes ont dû passer la nuit dans ce téléphérique de cauchemar dont une bourrasque a croisé les câbles, cependant que d’autres restaient interminablement bloquées dans les cabines qui mènent au Hellbronner. « J’ai dû fermer les yeux pendant un bon moment pour essayer de penser à autre chose », dit, après coup, un rescapé à la radio…

 

Les Houches, 24 août 2014

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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