Vigie, octobre 2013

 

LE MONDE JAUNE

 

Cette fenêtre autour de laquelle les guêpes rôdent de plus en plus obstinément (elles ne passeront pas l’hiver et elles le savent), il arrive aussi qu’on l’ouvre. Lumière d’or, feuilles de cuivre, tout soudain parait vif et vibrant comme une sonnerie de cor.  Au plus loin, côté Chartreuse, les dernières brumes s’évaporent. Au plus près le vieux poirier déploie les cinq brindilles nues de sa cime sur fond de ciel limpide. La sittelle remonte le tronc en lançant son pépiement sonore, presque agressif ; un pic lui répond en riant…

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C’est ici l’apogée de l’automne. Un peu plus haut les crêtes sont d’un beau roux dont on sent qu’il ne tardera pas à se ternir en rouille. Un peu plus bas les couleurs ne sont pas aussi flamboyantes. On ne peut pas savoir combien de temps se maintiendra ce patchwork de jaune-rouge-orangé, cette fête automnale à laquelle le vent et la neige mettront fin ; après tout, cela se prolonge quelquefois jusque tard en novembre… Chaque automne, qu’il soit précoce ou tardif, vite avivé d’hiver ou longtemps atténué d’été, diffère tant du précédent que j’en viens à maudire la fixité du calendrier qui enferme dans son schéma rigide les fluctuations des saisons !

C’est maintenant l’apogée de l’automne, que je contemple de ma fenêtre comme depuis une ligne de crêtes. Tant de couleurs et de clarté, et cette si touchante douceur qu’on sent monter à nouveau de la terre, invitent évidemment à la déambulation. Partout dans la vallée, dans les bois, sur les sentiers, le long du fleuve, dans les allées des parcs, nombreux seront les hommes qui, mus peut-être par ce même instinct migratoire qui a récemment emporté les rougequeues ou par quelque réminiscence de notre lointain passé de chasseurs-cueilleurs, vont répondre à l’appel de l’automne. Ils partiront marcher. Ils ramasseront les noix, les châtaignes, les trompettes de la mort. Ils rentreront dans la fraîcheur des premières ombres pour le partage du soir, satisfaits d’avoir pu « prendre l’air », et heureux je l’espère de cette respiration retrouvée…

Par la fenêtre ouverte l’extérieur et l’intérieur librement s’entrelacent et c’est aussi, c’est déjà, comme une respiration retrouvée. L’air piquant du matin pénètre dans la pièce en même temps que les guêpes (la chatte stupidement tente de les attraper), les cris d’oiseaux (Crô, la corneille recueillie cet été par les voisins, s’égosille depuis le toit d’en face), la rumeur du ruisseau et l’odeur de la terre à laquelle se mêlent des senteurs de feuilles mortes, d’ortie mouillée, de framboise, de fougère, de baies et de bois. Voici donc revenue la saison de l’abondance et du don, qui rouvre triomphalement les portes du monde jaune.

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À l’image des cinq doigts de la main ou des cinq branches de mon vieux poirier, le bouddhisme indo-tibétain distingue cinq modalités de l’éveil — disons, cinq familles de bouddhas ou cinq mondes qui fournissent « un modèle de représentation de l’ensemble des phénomènes existants […] regroupés et ordonnés selon un système orienté qui constitue la base du mandala» [1]. L’univers « extérieur » et les différents éléments constitutifs de la personnalité se trouvent réunis, comme le sont ici même le microcosme de la pièce que j’habite et le macrocosme de la vallée, en ces cinq modalités que symbolisent les cinq couleurs : blanc, bleu, rouge,  vert et jaune.

Le monde jaune est celui de l’automne. Orienté au sud, il correspond à l’élément terre et à l’agrégat [2] de la sensation. Il exprime d’abord la générosité anonyme, équanime et en tout cas débordante de la nature (Ratnasambhava, le bouddha jaune des représentations tibétaines, a pour symbole le joyau, ratna). Avec ses pommiers alourdis de fruits mûrs, ses grappes de chanterelles, ses noisettes, ses châtaignes, le monde ne laisse pas ses habitants tout à fait démunis pour affronter l’hiver ! Il y a bel et bien là une forme de don gratuit, sans destinataire et sans donateur – un ample et profond mouvement de générosité qu’on peut accueillir pleinement dès lors qu’on laisse ouverte la fenêtre des sensations. Le cœur alors s’enrichit d’un sentiment de gratitude qui pousse au poème, au chant, au remerciement.

Puis lorsque le cœur, comme la fenêtre, se referme, lorsque se reforment les voiles habituels des peurs et des lassitudes, ce sentiment de prodigalité caractéristique du « monde jaune » se replie en un sentiment de pauvreté et de manque — à moins que la conscience d’avoir été un moment en rapport avec tant de richesses ne se mue en orgueil, ce qui est une autre manière de voiler la flamboyance du monde jaune.

Il n’y a pourtant pas lieu de s’en plaindre : la volonté même de maintenir coûte que coûte ouverte une fenêtre dont la vocation est de ne l’être que par intermittence relève déjà de la crispation malheureuse. Dans la perspective du mandala, les «défauts» ne sont pas des obstacles à éliminer mais des tremplins vers la transparence : ce sentiment de pauvreté qui ordinairement m’accable, je ne le perçois ainsi que du point de vue de la richesse dont je conserve la prescience, et qu’il devient possible (ou un petit peu moins difficile) d’accueillir à nouveau.

Je sais désormais qu’il suffit, qu’il est possible, d’ouvrir la fenêtre — et que le monde est non seulement cruel et beau, mais aussi généreux.

Tout en achevant de griffonner ces lignes je jette un dernier regard vers le logogramme du poirier, sur lequel une mésange charbonnière ajoute une ultime touche de jaune…

24 octobre 2013

 

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[1] Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Seuil, p. 220.

[2] Dans les enseignements bouddhiques, la personnalité est vue comme l’assemblage de cinq skandhas(agrégats, tas, piles), à partir duquel on établit l’illusion d’une personne réellement existante (un peu comme la projection accélérée d’images fixes sur un écran donne l’illusion du mouvement). Au niveau général ces cinq skandhas constituent « la liste de tous les phénomènes composés existants dans l’univers ». L’agrégat des sensations regroupe « les trois types d’expériences sensibles : plaisantes, déplaisantes, neutres, qu’elles soient liées au corps ou à l’esprit ». Si l’attachement à l’idée illusoire d’un « moi » fixe engendre le malaise, la « souffrance » (duhkha), la juste perception du mouvement à l’œuvre peut en revanche être libératrice… (D’après Philippe Cornu, op.cit. p. 38-39.)

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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