Vigie, octobre 2013

 

INTÉRIEUR GIVRE

 

 

 

Ce matin à la fenêtre du toit le paysage habituel a laissé place à ça. On reste saisi devant les ornementations contournées, foisonnantes, exubérantes du givre sur la vitre.

Il y a belle lurette que la lecture du journal a été remplacée par celle des messages  ainsi offerts par cette fenêtre sur laquelle s’affichent et s’effacent quotidiennement les logobranches (comme dirait Dotremont) du vieux poirier dont on n’aperçoit ici que la cime, les calligraphies éphémères de la pluie, de la neige, des feuilles ou des fumées, les traits brefs des oiseaux, des avions… Mais l’invite de ce matin est si claire, et si inattendue !

Elle proclame d’abord l’avancée de l’automne et l’approche de l’hiver. Elle occulte et dévoile à la fois la grande nouvelle de ce que la Chartreuse, Valpelouse, les Grands Moulins ou les sommets des Bauges sont déjà sous la neige, et donne furieuse envie de proclamer bien fort en direction de la vallée au grand fleuve, comme le ferait une vigie du haut de son mât : « hiver droit devant ! » Elle rappelle à quel point est mouvante l’immobilité apparente de nos demeures de sédentaires bien installés parmi quelques quintaux de bouquins et babioles : regarde comme tu es pris dans la danse, et danse !

Ce n’est certes pas tous les jours qu’ouvrant le store, on se retrouve emporté par surprise dans les tourbillons d’un tableau inconnu de Bonnard ou Matisse (ces arabesques : mais oui, je les reconnais, il y a les mêmes – ou peu s’en faut – sur les tentures d’« Intérieur aux aubergines » !). Plus profondément, et à l’instar du tableau de Matisse ou d’« Intérieur blanc » de Bonnard dans le décor duquel elle pourrait, malgré les différences de climat et de météo, assez aisément se fondre, cette carte anonyme semble dessiner un chemin entre le dedans et le dehors, brouiller les frontières, permettre un passage ; mine de rien, elle nous réoriente et rappelle au réel…

Il y a là aussi des scories, des obstacles, des résistances : ces brindilles noires qui barrent certaines pistes, cette confusion de la vitre qu’on n’a pas nettoyée (on n’en aura de toute façon jamais fini de frotter notre crasse…), ces ombres et ces flous qui empêchent l’image d’être idéale. Il y a des zones opaques, le cadre qui s’arrête, la brume de la buée qui brouille le mental… Se mêlent ici aussi le végétal, le minéral et l’animal, tant ces galeries du givre évoquent celles que creusent au même moment dans les poutres les insectes xylophages.

Manque cependant une dimension que j’ajoute en guise de réponse : ces mots tracés de main d’humain, à la va-vite, sur le carnet puis le clavier — car l’écriture peut être une manière de prolonger la lecture des lignes du monde et de danser ainsi avec lui, à sa façon ou à la nôtre, son drôle de tango qui est fait d’avancées, de reculades, de pas de côté, de circonvolutions, d’arrêts, d’hésitations et de nouveaux départs.

Le monde droit devant !

12 octobre 2013

 

Post-scriptum. À défaut de fenêtre givrée, on peut toujours aller contempler les tableaux de Matisse et Bonnard au musée d’art moderne de Grenoble (en n’oubliant pas naturellement que — Bonnard dixit — le plus beau dans un musée demeure in fine les fenêtres…).

Post-scriptum n°2. Ce texte, initialement publié sur le site de l’Atelier du Rhône, a été le véritable point de départ de La Vigie du Villard… Tout, en un sens, est parti des arabesques du givre sur cette vitre.

 

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