Route, novembre 2013

 

 

 

COQUILLES

 

 

Ciel blanc, soleil blanc, brume accrochée aux montagnes. Roulant tantôt vers Châles j’ai pu prendre de la distance et découvrir tous les sommets de Belledonne chapeautés de neige. Le Granier aussi est dans la neige, ainsi que les Bauges. On voit très bien les deux saisons, hiver et automne, séparées. Au Bourget les mélèzes sont devenus flamboyants ; un peu plus bas en direction d’Allevard ils restent encore partiellement verts. Clément claironne, heureux de son bras retrouvé. Moi je soliloque dans la voiture sur cette route avec qui je partage mon goût pour les virages et les nuages. 

La tentation me titille d’allumer la radio pour écouter les nouvelles du monde. Mais ce ne sont pas les nouvelles du monde. Les nouvelles du monde me sont données par ces nuages qui s’accumulent autour de la Chartreuse, non par la radio qui ressasse les mêmes discours moroses et prévisibles. La radio se complaît (ce n’est pas de sa faute) dans la paraphrase, et glose sur les impasses. Ce n’est pourtant pas à cause du contenu de ses informations que je m’oblige à ne pas céder à cette tentation-là, mais plutôt parce que l’écoute des misères du moment, qui sont les misères de toujours en pire, me servirait de distraction. Juste cela : une distraction, un simple feuilleton pour ne pas voir à quel point je peine à voir. 

Mieux vaut retourner à ma tâche ingrate, parfois réjouissante, de tenter d’être là où je suis et de suivre le mouvement de monde (qui n’est pas le mien, naturellement). Voici donc le bosquet de mélèzes qui a gagné un ton dans le jaune orangé ; voici la maison à la belle balustrade bordeaux, dont le fer forgé me rappelle la terrasse des Vellats. Voici Arvillard, et la petite maison aux volets rouge et blanc. En plein centre, juste au carrefour entre la route de la vallée des Huiles et celle d’Allevard, voici la grande maison abandonnée qui fut naguère hôtel (il en reste la pancarte). Tout un monde oublié. Tout à l’heure, comme j’ai quitté Le Villard, j’ai été comme souvent arrêté par le troupeau de vaches mené par ces deux vieillards, père et fils, pareillement hagards. Ils étaient là, tremblant au milieu de leurs bêtes, frôlés par les voitures, comme on imagine les derniers Indiens clochardisés qui errent dans les banlieues des villes à la recherche de leur territoire disparu. Eux aussi incarnent un monde disparu.

Voici cependant la Chapelle du Bard. Passée la fête des morts, le cimetière si gris d’ordinaire est parsemé de grands bouquets multicolores (surtout des chrysanthèmes jaunes). Un panneau signale que la route est glissante, à cause des feuilles mortes. Devant cette maison on voit les mêmes bouquets jaunes qui ornent les tombes du cimetière : est-ce qu’il y a eu un mort ? Est-ce la maison qui est morte ? Est-ce une blague ou un cadeau de mauvais goût ?

Le long du grand champ vert les corneilles se nourrissent de noix (comment font-elles pour casser la coquille ?). 

Moi j’ai glissé dans ma coquille motorisée jusqu’à ma destination provisoire. J’ouvre la porte, je sors, et le texte s’arrête là. 

 

5 novembre 2013

 

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