Route, novembre 2013

 

 

 

JE NE DIS PAS CE QUE JE VOIS

 

 

Zéro degré, le gel est là. Un temps légèrement couvert, encore assez lumineux. La vallée dans la brume, les cimes encore bien nettes. La page de l’automne s’est refermée : les prés blancs en attestent (et je pense à Jean-Pierre Siméon, enfant des villes fascinées par le vers d’Hugo : « à l’heure où blanchit la campagne… »). 

Hier soir un renard a traversé comme un chat juste devant la voiture. J’ai encore en tête le dessin de sa silhouette. 

On annonce pour demain soir la première vraie neige. 

Très belle aquarelle à l’horizon : le Granier n’est qu’une ligne bleu pâle dans le blanc de la brume éclairée à son sommet par un rose assez doux. Il faudrait revenir sur cette image étonnante que je regrette de ne pouvoir fixer par une photographie, tenter au moins de l’exprimer avec plus de précision. Il faudrait dire par exemple qu’on ne voit de la falaise qu’un trait bleu mais que c’est la ligne de crête qui est éclairée. De loin cela fait une ligne de crête toute seule en plein milieu du ciel, illuminée, comme une sorte d’île, et sans rien autour, sans montagne, sans contreforts. Cette image évoque toutes sortes de représentations naïves, une sorte d’idéal de paradis céleste. À bien y regarder on voit tout de même un tout petit passage, l’arête verticale un peu plus sombre qui marque l’ancien effondrement de la falaise.

Je ne dis pas ce que je vois. Je cherche des liens. Je cherche à m’inscrire, à m’effacer, les deux à la fois. Je cherche obstinément à provoquer, à susciter, à accompagner ce petit séisme que devrait être, que peut être toute sensation. Il y a dans le simple fait de suivre une fois de plus le chemin de ma vallée et le chemin de l’hiver quelque chose d’incroyable. C’est cet  inouï que la parole souligne comme le soleil souligne la crête claire du Granier. Tout cela a été mille fois dit. Mais c’est à jamais la première et la dernière fois que je parcours le chemin de mes propres sensations, le chemin d’aujourd’hui.

Aujourd’hui, au carrefour d’Arvillard, je vois encore le jeune garçon au chien arrêté un peu en contrebas sur le sentier avec son berger allemand. Un instant je me dédouble, je sors de mon corps, de la voiture, et je me glisse dans sa tête et son corps à son insu. Je sens alors bien mieux l’âpreté de ce matin hivernal, qui convoque en écho mon propre fantôme adolescent occupé à suivre le chemin d’une autre balade hivernale dans une autre contrée devenue maintenant encore bien plus évanescente que ce paysage de brume évoqué tout à l’heure.

Ces sensations. Ces souvenirs. Toute cette précieuse banalité. Cette intensité toujours à portée  de parole, toujours donnée et disponible. Oh non, au bout du compte je n’aurai rien compris. Je me serai heurté à des murs, j’aurai un peu trop pleuré ; et je serai resté cet adolescent qui, l’autre jour en classe, s’écriait à propos du mal qu’on avait fait à un enfant : « mais comment peut-on faire une chose pareille ? » Je n’aurai pas compris le mal, la violence, pas accepté la mort. Puissé-je au moins avoir traversé ma vie sans trop démériter, les yeux ouverts, l’esprit à vif. 

 

13 novembre 2013

 

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