Vigie, novembre 2014

 

 

 

TROIS IMAGES

 

 

Je me tiens debout dans le petit salon de mon enfance. De l’autre côté de la fine porte en accordéon qui sépare le salon de la cuisine, j’entends la voix de mon père, puis celle de ma mère qui lui répond. C’est sa voix, c’est bien elle qui prononce avec son accent chantant des paroles banales, impossibles, miraculeuses. J’enclenche le dictaphone pour garder une preuve : ainsi je pourrai continuer à l’entendre même si c’est une illusion. Je soupçonne quelque piège onirique, mais je crois sincèrement que l’enregistrement pourra le déjouer et garder quand même trace de ces mots, de cette voix que je crains d’oublier (la lucidité du rêveur étant altérée, je ne me dis pas un instant que si cette scène est un rêve, le dictaphone en est un aussi). 

Sitôt l’appareil enclenché j’entends la voix amplifiée, qui me parvient avec un réalisme époustouflant. Je pleure. Je commence à repousser lentement le soufflet de la porte et, par l’ouverture, je peux enfin la voir, je peux les voir tous deux tels qu’autrefois, avec seulement une légère distorsion car la scène semble plus petite, un peu floue sur les bords, avec un grain épais comme sur ces films de mauvaise qualité dont on a tenté de forcer la netteté. Je fais un pas en avant ; aussitôt l’image se  déchire, et je me réveille en sursaut.

 

*

 

Première nuit de très léger givre. La fenêtre de toit brille d’une lueur uniformément blanche (je n’ai pas revu ces fines arabesques qui, en octobre de l’année dernière, m’avaient laissé pantois et poussé à écrire La Vigie du Villard). J’ouvre en grand et laisse pénétrer l’air froid, le bleu profond, les lueurs de la pleine lune de novembre que souligne le trait d’un nuage et qui descend lentement vers la colline noire. 

Cela ne ressemble pas du tout à une aube tant il est évident qu’on va vers une plus grande obscurité, comme si l’encre était en train de couler à l’envers et allait se répandre sur l’image. Je voudrais pouvoir lire dans ce disque lunaire quelque message plus ou moins rassurant, puiser dans son éclat une certaine force, et dans sa chute le courage de l’abandon. Les liens que j’essaie de tisser sont lâches, laborieux, artificiels, et ne tiennent pas. Je ferme les yeux. C’est encore la nuit qui l’emporte.

 

*

 

Ô les prés blancs, les feuilles rouges, la fumée bleue le long de la montagne. Je vois cela maintenant depuis la table jaune où j’écris, et je ne peux en détacher mon regard. Je m’arrête d’écrire. Aucune photographie ne peut donner idée de ce tableau : prés blancs (mais le givre est en train de fondre), feuilles rouges (c’est la lumière des premiers rayons de soleil qui allume cette couleur-là et fait ce contraste si frais qui ne durera pas), fumée bleue. Beauté fugace qui touche, qui émeut ainsi que l’avait fait, au musée national d’art de la Catalogne, tel tableau du XIVème représentant une Vierge à l’enfant. 

Rouge, blanc.

Ce n’était pas le visage lunaire de la Vierge qui m’avait alors arrêté, ni le geste du bébé qui serrait contre lui le sein rond et blanc, mais le contraste entre ce blanc et le rouge admirable de la robe. 

Rouge, blanc : Perceval aussi reste saisi devant les traces de sang laissées dans la neige par une oie blessée, et qui lui rappellent le visage de son amie. Guerrier désarmé face à tant de beauté, il s’appuie dessus sa lance « por esgarder cele sanblance [pour regarder cette apparence] / que li sans et la nois ansanble [le sang et la neige — on prononce, et c’est beaucoup plus chantant, « noÿs »]  / la fresche color li resanble / qui est an la face s’amie ». Cette capacité à voir un signe dans une forme naturelle est la marque indubitable, dit Gauvain dans le conte de Chrétien, d’un esprit courtois, cultivé, raffiné (« une idée qui n’était pas vilaine, mais courtoise et douce »). Mais c’est là sans doute une expérience que tout homme a pu faire depuis que l’homme est humain, et dont le texte admirable de Chrétien de Troyes souligne bien la fugacité, la fragilité, la finesse : bientôt les traces s’effacent parce que la neige fond, bientôt le tableau qui m’avait touché disparaît parce que le givre s’est évaporé — deux moutons blancs maintiennent le contraste, dans une sorte de douceur pastorale qui n’est pas sans rappeler là encore les romans médiévaux. 

Cette fraîcheur de regard, si évidente dans la peinture médiévale (et qu’au musée on perdait complètement à partir de la fin de la Renaissance et dans toutes les œuvres modernes et contemporaines), reste une possibilité hasardeuse, éphémère, qu’offrent parfois les images.

 

(Celle-ci : prise après coup, un peu trop tard, seulement pour mémoire ou pour preuve, guère plus convaincante que l’enregistrement d’un rêve fait lui aussi après coup avec le dictaphone du stylo, de ce qu’il s’est quand même bien passé quelque chose.)

 

 

7 novembre 2014

 

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