Vigie, janvier 2012

 

 

 

DES ADIEUX

 

Janvier 2012. J’arrive sans le savoir à un point de bascule. Je suis (je ne sais pas si je le sens, il me semble qu’il y a tout de même des signes annonciateurs, une sorte de ferveur, de fébrilité, de porosité extrême) sur le point de basculer. Plus que quelques jours. En attendant, de retour de Montluçon je griffonne ces notes.

 

Odorante et rouge comme au premier jour, la rose défaite.

 

À peine un souffle, laissé sur le répondeur : je sais que je vais mourir.

 

Au moins on a pu dire adieu. Adieu aux fantômes, aux souvenirs, au grand pin, aux briques rouges de la maison, au terrain vague, à la petite terrasse balayée par la pluie froide – quelques poignées de tomates cerise sont restées accrochées au grillage, oubliées de l’été. 

 

Sur cette même terrasse, naguère, un été, toute la famille se trouvait réunie. Mon grand-père préparait les saucisses et les côtelettes que l’on mangeait alors (on refilait en douce la viande trop abondante à la chienne pour ne pas s’entendre dire qu’on manquait d’appétit…). Certains malheurs ne s’étaient pas encore abattus. Mon père alors avait dit quelque chose comme – regarde bien, dans quelques années tout ça sera fini, pépé et mémé seront morts et la maison vendue. Naturellement j’avais fondu en larmes, et ma mère, bien à tort, lui avait reproché ces paroles (lui croira par la suite que c’était moi qui l’avais ainsi morigéné). Ce sont elles pourtant qui ont permis de graver les images banales de cet après-midi de fin d’été dans ma tête, ces images que je revoyais soudain avec une troublante netteté debout devant la terrasse balayée par le vent de décembre…

 

On s’est incliné, on a salué la corneille, les chambres lambrissées, la chaufferie, l’escalier en colimaçon, tous les lieux de l’enfance désormais disparus. Et puis, le dernier moment. Serré contre elle – elle devenue si pauvre chose, si pitoyable (je la revois sur les photographies aujourd’hui : le visage d’un noyé) – j’ai pu enfin pleurer. Inutile de chercher à rassurer, à mentir: non, je ne sais pas si je te reverrai vivante. Les enfants l’ont embrassée bien fort, puis Nathalie et moi longuement, plusieurs fois…

 

Elle est tombée le lendemain.

 

Cela semblait inévitable.

 

Dans un souffle rauque elle appelle encore.

 

Je revois, je reverrai souvent sa dernière lutte pathétique, absurde, sublime, pour préparer une friture que personne n’a le cœur de manger, et refusant de toute sa rage de lâcher, d’accepter sa défaite, son inutilité, tentant coûte que coûte de continuer à s’accrocher, à maîtriser, à diriger… (Deux ans plus tard, ma mère, sentant sa propre fin toute proche, déclare : « Moi, je ne ferai pas comme mémé avec sa fricassée de champignons ; je me laisserai porter, tu vois, je ne m’accrocherai pas plus que nécessaire…»)

 

Au retour, l’autoroute noyée de pluie, de nuit, de lumières, nous terrifie. Et si, pourtant, c’était notre tour à nous, d’abord, avant elle ?

 

On se serre dans le cadre bienveillant du Villard. Ma mère est en bonne forme encore, les enfants sont heureux du temps qu’on leur consacre. On joue, on fait des puzzles, on lit des histoires. On suit le mouvement du monde en devisant, sans illusions, sans protestation, trop heureux déjà de vivre si confortablement dans un pays en paix. En contrebas le paysage disparaît dans le brouillard. On parle tard. On regarde sur l’écran de l’ordinateur les images de celui qui deviendra dans le livre Éliton (l’ordinateur refuse ce nom, qu’il propose avec une sagacité involontaire de remplacer par Lionel…). L’année file ainsi.

 

On voit, sur les photos d’alors, les lumières, les cadeaux, les sourires, et partout comme un voile, comme s’il était très tard, comme si toutes ces images avaient été prises en pleine nuit et comme si on les regardait aussi bien trop tard.

 

De retour dans le bureau multicolore je regarde brûler la bougie en cire d’abeille, cadeau du Nouvel An. Je vais me taire maintenant, et laisser la maison s’endormir. Juste m’asseoir et me taire…

 

1er janvier 2012 (brouillon d’un chapitre de L’éloignement)

 

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