Vigie, janvier 2012

 

 

 

 FRAGMENTS GENEVOIS

 

Quand on a passé toute sa vie à s’effacer dans l’écriture, M. Godel, est-ce que, le moment venu, un peu avant cet instant qu’on dit fatal, on est à même d’en entendre la leçon, s’il y en a une, sans trop trouver à redire, sans protester – ou bien est-ce qu’on reste juste hébété comme une bête blessée ?

 

Question jamais posée, évidemment. Tu verras bien. Tu te doutes bien malgré tout que l’écriture est de peu de poids face à ça… Ou bien?

 

Plus il s’enfonce dans le noir

plus ses vertèbres s’illuminent

 

plus se creuse l’écart

plus ses yeux s’évaporent

 

plus sa langue s’émousse

plus il verdoie se ramifie s’allège

 

plus raides sont les pentes

plus il fait corps avec le vent

 

plus s’enfuit l’horizon

plus son ombre lui dispute la palme.

 

(Vahé Godel)

 

 Et puis, voici « La senteur du gazon » (de Vahé Godel toujours):

 

Gisant seul dans le noir

comme à l’article de la mort

ah songe-t-il

savourer une fois encore

la senteur du gazon

qu’une main juvénile

viendrait de tondre… hélas

je n’ai plus de jardin

j’ai perdu l’odorat.

 

Et puis, dans le train du retour, ces lignes qui disent la rupture (à partir de ce jour tout l’emploi du temps en sera bouleversé) :

 

Au miroir du poète ai relu mon histoire. Histoire commune, jeu du hasard, bulles de liberté possible toujours à reformer comme l’enfant qui joue avec le savon. (…) Merci pour la confiance regagnée. (…) À présent tu sais que tu as à répondre, et tu sais de quelle façon.

 

Si tu étais un chat tu ronronnerais. Un chien, tu aboierais. Un boulanger, tu irais faire ton pain. Toi tu es né vers l’âge de sept ans quand tu as su lire et écrire. Tu tiens ton instrument entre tes doigts. Oublie les échappatoires pour les échappées belles. Sois courageux. Travaille. Ne te raconte pas d’histoires. Le temps de l’écriture est venu, ou revenu : l’écriture, présent ardent, c’est maintenant. Écris à hauteur d’arbre et d’homme, laboure ton sol, retourne le compost des souvenirs, sème les graines de l’éveil, de la confiance et de l’amour – elles seules feront feront pousser les haies qui tiendront à distance les friches de la peur ! (J’aurais également pu me conseiller de ne pas abuser des métaphores, mais le point d’exclamation vaut, je suppose, mise à distance…) Oublie la peur. Fais ce que tu dois faire, maintenant tu le peux. Vis. Écris.

 

L’éloignement a été écrit dans la foulée, ainsi que ces lignes et d’autres encore qui encombrent mon tiroir : ce n’est pas tous les jours qu’une rencontre, ici avec Vahé Godel, est aussi déterminante, passée l’adolescence. Sur le moment, j’ai pensé, entre autres images, à la pluie qui fait refleurir le désert, ou au dégel d’un torrent. Je me demande si cela peut cesser, si je peux de la même façon, du jour au lendemain, cesser d’écrire. Je me rassure en me disant que je l’ai toujours fait, que c’est même depuis l’enfance un élément de continuité tellement manifeste qu’il est inutile, et même nuisible, de chercher à douter. De fait, la vie est plus intense, plus belle, plus vraie, avec l’écriture que sans elle. Je poursuis donc. Et je me replonge dans ces pages des carnets, ce passé si présent, ces bûches pour mon feu.

Six ans plus tard, après une courte période pendant laquelle j’ai cessé de publier sur ce site, mais pas vraiment d’écrire, et de retour de Genève encore, je poursuis sur la même lancée, avec les mêmes peurs, et un peu moins d’emphase…

 

Genève, 14 au 19 janvier

 

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