La neige (Chambéry, janvier 1997)

 

 

À l’abade dans le temps comme dans l’espace, ces souvenirs neigeux resurgis en bourrasque de la mémoire des carnets, et retranscrits presque vingt ans après dans l’attente d’une autre averse...

 

 

LA CHOUETTE 

 

Ce matin tout est blanc. Il neige sur la montagne, il neige sur Chambéry, il neige sur la Savoie et même, dit-on, sur tout le pays.

Le Nivolet disparaît dans la neige.

Je reste longtemps à regarder les cristaux s’accumuler sur les barreaux de la fenêtre. 

Un labrador noir court dans la neige à la poursuite d’une pie.

Catini, mon chat gris et blanc – mon chat d’hiver  –, tout juste remis d’une vilaine blessure à la patte, reste sur le balcon le derrière posé dans la neige.

Au crépuscule la neige devient bleue ; à onze heures, couleur de brouillard.

Il neige encore, les flocons gris voltigent à perte de vue dans la lueur des réverbères.

Silence.

À minuit une clameur salue l’année nouvelle. Des pétards éclatent, des fusées zèbrent le ciel blanc de traits rouge terne. Le chat se roule dans la neige du balcon…

 

*

 

Au matin je pars marcher seul sur le sentier des Monts dans cette poudreuse fraîche. Ciel gris glacier. Quelques flocons minuscules tourbillonnent encore. Voici la vieille ferme, la grande descente, le petit ruisseau qui continue bon an mal an de couler sous la neige, le champ de maïs dont la paille jaune sale contraste avec tout ce blanc immaculé. Je grimpe en ahanant un peu, je reconnais les lieux.

Un train siffle, un klaxon au loin. Voici Chambéry-le-Haut, vu depuis la petite esplanade où j’aimais naguère m’embusquer pour observer les insectes et prendre de la distance. Voici au fond du paysage le lotissement rose pâle des Châtaigniers, que l’on distingue à peine dans ce tableau brouillé. Les tours du lycée. Le collège. L’enfance, l’adolescence – tout cela vu de haut, vu de loin, comme pris dans une banquise, comme figé dans le cadre d’une vieille photographie. Tout cela que j’ai déjà quitté et qui semble s’éloigner davantage encore, à cause de la neige. 

Une lumière s’allume et s’éteint quelque part dans la combe, comme la lampe intermittente d’un phare.

Je scrute les cimes en quête des bouvreuils quand soudain c’est une petite boule grise qui atterrit tout près, sur une branche basse. La hulotte me regarde de ses yeux ronds un peu fatigués, cligne des paupières, puis s’envole. 

Il n’y a plus rien, et rien de plus à dire.

 1er janvier 1997

 

 

L’AVERSE

 

Temps glacial. Moins dix degrés. J’écoute à la radio Kenneth White qui parle d’Hokusaï. Il neige encore. De fortes chutes de neige sont annoncées sur la région Rhône-Alpes. Il y a un corbeau perché sur le toit blanc d’en face.

 

À quinze heures c’est le ciel tout entier qui semble s’être crevé et qui retombe en poudre et en plumes blanches sur les arbres du lycée. Les flocons qui glissent devant la fenêtre paraissent hésitants, mais un peu plus loin l’espace est strié de flèches et de points rapides comme des nuées d’insectes. Les tilleuls maigres de la cour disparaissent peu à peu. L’homme d’hier passe encore avec son labrador noir, mais la neige noie jusqu’aux abois du chien. Dans toute cette blancheur le tronc du bouleau semble jaune, et le merle si discret d’habitude crève le paysage. La branche lourde du sapin ploie soudain, et c’est une petite avalanche qui trouble la paix du jardin.

Un homme court, tête baissée. Une mésange lance ses trilles inaudibles. On reste interdit devant cette vaste averse silencieuse qui absorbe tout, les trilles et les couleurs, les secondes, les pensées, les traces des passants.

 

Paysage polaire d’un beau blanc éclatant. Il ne neige plus. On admire le soin avec lequel la nature a recouvert chaque branche, chaque aiguille, chaque tuile, et même le panneau d’interdiction de stationner (un chef d’œuvre) ou les pinces du fil de fer barbelé (travail d’orfèvre).

 

À la nuit, ciel blanc gris rosé crémeux brouillé, décor figé d’arbres blancs et de rues enneigées, avec le chat à la fenêtre. Toutes les routes et les voies ferrées sont bloquées, Bréhat et Ouessant sous la neige. Que tout s’arrête — je resterai là, oublié, oubliant…

Le froid envahit la chambre par la fenêtre ouverte. Je me recroqueville sous les couvertures. Oubliant, oublié…

 

2-3 janvier 1997

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans Combe chambérienne. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.