Illusions capitales (juin 2014)

 

NOTES DE FLÂNERIE

 

L’évolution technologique permet désormais cette incongruité : parler seul à voix haute en pleine rue, comme le ferait un homme ivre ou un peu simplet, sans que nul ne s’en étonne. Je marche donc en parlant seul…

Voici la place Denfert-Rochereau, que je traverse vivement en laissant sur ma droite le gros Lion de Belfort figé dans sa posture martiale.

(La manie commémorative trouve dans les squares et un certain nombre de places parisiennes un terrain de prédilection pour exposer à grande échelle tout ce capharnaüm d’objets hétéroclites que les individus réservent, à leur échelle, aux dessus des cheminées ou aux étagères des bibliothèques, et dont l’Obélisque reste l’emblème indépassable. Tout cela n’a d’abord pas grand lien avec le lieu et peut-être seulement un sens très secondaire, très éloigné du rapport à l’espace, au primordial : je pense à Jacques Réda pestant contre la Tour Eiffel dont les pieds gigantesques, dit-il, « écrasent l’espace », et je n’ai moi-même pas grande attirance pour les monuments. La mémoire pourtant s’en empare et finit par donner un sens intime à ces objets. Regardant quand même le Lion, je retrouve un instant l’enfant que j’ai été et qui, passant sur cette même place, s’était étonné de la présence de cette statue sombre et sans grâce ; et sur l’écran de ma mémoire la pointe dorée de l’Obélisque qui se superpose au Lion désigne à jamais de sa pointe dorée le ciel gris de l’ultime photographie où apparait ma mère, ma mère vivante, à Paris, en mai, en route pour le train du retour et juste avant son plus grand départ : elle sourit, marche d’un bon pas en tenant Clément par la main, derrière mon père qui porte les bagages ; en arrière-plan les deux autres flèches de la Tour Eiffel et du dôme des Invalides font également le lien entre la place gris sombre, déserte – car les voitures sont maintenues au fond de l’image par le passage des piétons – et ce grand ciel gris clair vers lequel montent les fumées. Ainsi nos vies de passants fragiles redonnent-elles à tous ces monuments leur vrai sens…)

Un couple âgé, lui en bleu avec un cigare à la bouche, elle en rose avec une canne à la main, cependant passe à petits pas, indifférent au flot des voitures, devant un marchand de fleurs. Je m’engage sur le boulevard Arago, qui est large et gris comme un fleuve. Cela ressemble à une navigation. Il faut se repérer. Sentir le vent. Surveiller les feux. Chercher le Nord, et louvoyer sous l’ombre des marronniers bien en feuilles où se forment déjà les fruits vert pâle couverts d’épines molles des marrons. Et plus encore que les marches montagnardes auxquelles je suis accoutumé, cela ressemble à un voyage, avec ses surprises, son exotisme, ses trouées d’ailleurs. Voici précisément les locaux de la Société des Missions Évangéliques, non loin desquels est stationné un gros camion qui vient de Poitiers. Des gens emménagent ici, et moi je passe. Je passe devant le CRNS, l’Institut d’Astrophysique de Paris, une école primaire de garçons et de jeunes filles, un jardin tranquille d’où fuse un parfum frais de feuilles et d’herbe mais où je ne m’arrête pas, et la Faculté de Théologie protestante où je ne m’arrête pas davantage…

Soudain il n’y a presque plus personne et le vacarme s’apaise, comme si on était entré dans une poche de silence ou comme si on s’était bouché les oreilles. Une femme me dépasse, qui marche dans la même direction que moi avec justement les oreilles bouchées par de gros écouteurs. Je dépasse à mon tour un vieil homme qui avance en boitant un peu, et me vient en tête (oserai-je l’avouer ?) la très drôle et très méchante chanson de Jacques Prévert chantée par Jean Guidoni, « Le boiteux » (il y est question d’un boiteux « qui mordait tout le monde » jusqu’à ce que le narrateur de la dite chanson lui botte le cul…).

Ce bâtiment d’allure austère, presque médiévale avec cette tourelle et ces hauts murs, est une prison. J’en longe les murs, regardant les barreaux. Comment peut-on obliger des êtres humains à rester enfermé là-dedans ? Est-elle-même habitée, cette prison qui semble si vétuste et dont je ne vois que les murs, les barreaux, des pointes, des caméras de surveillance ? Si c’est, comme je le crains, encore le cas, que perçoivent les prisonniers de la ville qui les entoure ? Une rumeur printanière, estivale même, des appels, des rires peut-être – cela doit être insupportable. Il y a une bouteille qui est restée coincée entre les piques tout au sommet du mur, comme bouteille à la mer. J’arrive rue de la Santé. Cette prison est donc celle de la Santé (dont j’apprendrai plus tard qu’elle est en cours de réhabilitation – encore habitée par quelques prisonniers, mais plus pour très longtemps).

Je continue ma progression boulevard Arago. Je tente d’en appréhender le rythme, de moduler mon pas qui a tendance à être trop pressé parce qu’il n’y a pas d’obstacles et que je ne suis pas sûr de moi. Au square Henri Cadiou, une mère et son fils jouent au ping-pong, deux amoureux s’enlacent et une voix de femme s’écrie : « Clément ! » Un merle chante depuis le perron d’une petite maison à colombages, un autre lui répond depuis le fouillis de ce grand figuier couvert de fruits déjà mûrs dont certains gisent au sol. (Il faut penser à ramasser quelques fruits, quelques marrons verts pour les enfants ; penser à leur montrer qu’on a pensé à eux.)

De nouveau je marche trop vite et le boulevard se dérobe, qui n’offre de résistance ni au pas, ni au regard. Sans doute je ne m’y prends pas bien. Cette route trop rectiligne rassure parce qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir à un itinéraire, mais piège aussi. Il faudrait bifurquer, sentir un peu mieux le terrain. Je laisse sur ma droite plusieurs rues qui ne me disent rien, et continue quand même, porté par le flux du boulevard…

Derrière les ferronneries du dernier étage de cet immeuble en briques, on remarque des treilles couvertes de vigne. Un couple invraisemblablement âgé remonte le boulevard − ils seront morts avant d’en avoir vu le bout ! Il est bientôt quatre heures, le patron du restaurant mange seul sur la terrasse, en chemise blanche, avec un air absent. On arrive sur l’esplanade Léo Hamon et la place des Gobelins (celle-là même où Jacques Bertin imagine sa mort : « Voilà, c’est cette nuit… Tu as été renversé par une voiture… Place des Gobelins tu perds ton sang devant trois ou quatre noctambules… Tu n’auras pas écrit grand-chose, en dix ans…»).

Vient l’envie de sortir le plan et de faire le point sur l’endroit où l’on est. Le plan donne ainsi l’illusion que l’on se hausse au-dessus des immeubles et que l’on acquiert cette vue d’ensemble qui, comme en forêt, fait tellement défaut dans cette grande ville plate… Je me repère et repars le long de l’avenue des Gobelins. Les frênes remplacent ici les marronniers. La lumière est plus franche, comme quand on quitte le fleuve pour s’engager le long d’un affluent. Il y a parfois aussi – à l’angle de l’avenue des Gobelins et de la rue Monge – des sensations de confluent, de presqu’île ; j’aimerais beaucoup habiter l’un de ces immeubles qui s’avancent aux angles des avenues comme la proue d’un bateau…

Cette flânerie que rien ne guide ni ne justifie vraiment, la lassitude commence à la menacer quand apparaît, au détour de la rue du Puits de l’Ermite et surplombant sans incongruité les immeubles en briques jaunes, le minaret blanc et vert de la grande mosquée de Paris, dont la vue aussitôt me ramène en Tunisie. On ne saurait trop louer la ville pour ces sortes de bons dans l’espace qu’elle permet ! Je contemple un moment les entrelacs qui ornent les zelliges et ce vert couleur de sauge ou de lichen qui orne aussi les tuiles du bâtiment, puis je repars rasséréné rôder dans le Jardin des Plantes.

Installés sur un banc dans un coin ombragé du Jardin, en grand conciliabule depuis longtemps sans doute et pour longtemps, quatre hommes d’allure et d’accent arabes discutent avec force gestes. Je saisis quelques bribes : « Moi je te le dis, j’y suis né, en 1966 – et l’Algérie elle est française, pas algérienne !… », puis continue sans entrer au Muséum ni même dans ces Grandes Serres qui m’attirent (c’eût été, me suis-je dit, m’extraire à bon compte de Paris…).

Place Maubert, je m’assois un moment à distance prudente de ce poissonnier hindou armé d’un grand couteau qui m’a dévisagé avec un air de tueur… Passe un père avec son fils, qui transporte avec lui un instrument de musique qui est peut-être un violoncelle. Passent mille passants, et je suis dépassé. Les pieds nus enveloppés de bandes grises, le gobelet quêtant pour lui qui demeure allongé de tout son long sur une couverture à l’ombre d’un des platanes de la place, un mendiant dort – et l’on dirait un voyageur sur un quai de gare, un jour de grève… Seuls quelques enfants le regardent (le grand, c’est curieux, en a eu le sourire arrêté, comme si une telle rencontre était inhabituelle) – et moi qui écris sur son dos, sans vergogne, avant de repartir au hasard…

Errance à peine incertaine jusqu’aux quais de la Seine. Tout de même, malgré le bus, malgré le groupe et un circuit forcément balisé, ce vieil homme japonais qui voit Notre-Dame pour la première fois a le regard brillant comme celui d’un enfant, et sans doute plus de liberté et une meilleure capacité à s’émerveiller que moi… Peut-être faudrait-il repartir pour un voyage plus lointain ? Ou simplement changer le rythme de la marche, choisir un autre angle de vue, s’asseoir par terre, s’ébrouer comme un chien au sortir de l’eau, voire (dieu m’en préserve) piquer une tête dans la Seine ? Je repasse devant le bistro « Chez Clément », laisse derrière moi « L’univers de Léo », louvoie entre les ruelles, échoue finalement sur le quai Conti, au bout de la rue Dauphine, face à la Samaritaine.

Voici un lieu parfait pour ne pas y rester : un flux presque continu de piétons, de vélos, de motos, de voitures, semble foncer de tout côté sur moi dans un vacarme étourdissant, et les odeurs d’essence rendent l’air irrespirable… Passe un cycliste suivi de son chien, un Golden retriever qui trottine sur la route parmi les véhicules. Pour qui veut se raccrocher à du pittoresque, on trouve toujours de quoi faire : cette conversation de sourds-muets en plein carrefour, par exemple, comme une adaptation au bruit… Vient pourtant un moment (et ce n’est sans doute qu’une question d’impatience) où on s’accroche moins, où on ne s’accroche plus, où le vacarme, les va-et-vient, la foule, la solitude ont raison des repères et où l’on commence à s’oublier un peu. Il suffit de laisser faire le temps, l’espace, la ville, le lieu. Peut-être est-ce cette quarantième silhouette assise l’instant d’avant sur le banc à main gauche, qui est partie en emportant involontairement le petit sac de souvenirs que je portais en bandoulière de ma mémoire ? Car maintenant, l’écriture et le vacarme aidant, je sens que je commence à entendre battre en moi cette pulsation qui alternativement fait passer et s’arrêter la foule et le flot des voitures…

Le téléphone portable a rappelé à la vie de là-bas.

Les souvenirs ont reflué, les lieux et les moments se sont mêlés, l’heure a tourné sans qu’on l’ait vue tourner. Le quai des Grands Augustins est à l’ombre maintenant. Les touristes s’étirent en regardant le ciel. On regarde aussi le ciel, pas moins vaste d’être ainsi enchâssé entre les hautes façades. Juché sur un vélo un couple héroïquement affronte le flot des voitures qui, curieusement, les absorbe sans les renverser, et qu’une mouette remonte à contre-courant. On pourrait se croire au bord d’une mer en furie, et le calme des gens étonne. Ce bouquiniste, par exemple, allongé sur une chaise de plage, et qui regarde au loin comme on regarde la mer sans se préoccuper de ses bouquins imprégnés d’odeurs d’essence, qu’on pourrait aussi bien lui prendre sans payer, mais que personne ne réclame. Les motards alignés font vrombir leurs engins avant de s’élancer à la conquête de la ville, de l’espace, du monde entier. Je reste au bord, en marge des images, bouquiniste sans bouquins, sans rien à vendre et rien à faire, happé dans l’interstice d’une attente sans objet qui m’absorbe sans me renverser – d’une attente sans objet, dis-je, et j’aurais aimé pouvoir ajouter : ni sujet, mais c’est peut-être justement l’objet de mon attente que cette dilution du sujet et de l’attente, et c’est plutôt raté car je suis encore là, ni mouette, ni motard, ni nuage mais faux clochard, vrai passant tout entier à sa tâche qui est, pour un moment, de tenter d’habiter le lieu inhabitable de ce banc, de cette place, de trouver place en la perdant, en perdant l’idée de trouver quoi que ce soit – et ce n’est pas gagné ! Je répète, je récris une fois encore sur la page (comme si c’était utile) : ne pas s’approprier ; ne pas jouer les propriétaires mais laisser partir et revenir ce qui, en soi et alentour, part et revient, revient et naturellement repart, sans crier gare, dans les crépitements clairs des motos et le souffle des autobus.

Il est temps cependant de se remettre en route, de se propulser à son tour dans le prolongement de cette rue Dauphine et, bolide paisible, de se fondre dans ce flux qu’on a trop regardé, de plonger, de nager dans la cohue peinarde de Paris…

(De ce mouvement aussi difficile à dire qu’à suivre sans feinte, la plus exacte sensation et la plus satisfaisante équivalence viendront finalement de la visite d’une galerie trouvée par hasard rue de Seine – la galerie Berthet-Aittouares –, devant les encres d’Henri Michaux…)

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