Illusions capitales (juin 2014)

 

PROLOGUE FERROVIAIRE 

 

Un peu triste, un peu perdu dans la cohue de ce matin de grève et de grands départs, l’enfant resté à quai adresse au train qui tarde à s’en aller d’interminables signes d’au revoir. (Naturellement cette image me touche, que je regarde depuis l’intérieur du train où je suis embarqué, et que je regarde à nouveau au moment de mettre au propre ces notes parisiennes cependant que s’abat sur la fenêtre de mon toit la lourde averse de juillet.)

Bientôt huit heures. Dans le silence de ce train où les passagers de 6 heures ont également pris place et se sont rapidement assoupis, deux dames assises juste derrière-moi parlent du cancer : morphine, chimio, cure, arrêt de la cure, sont les mots qui reviennent, qui balisent un chemin de croix bien connu. Elles parlent de celle qui reste seule, et l’une dit gravement : « C’est sûr qu’elle va partir dans la souffrance. » C’est pour elle que ces dames prennent le train ; pour aller la voir et « lui remonter le moral » autant que faire se peut. C’est une bonne raison. Moi ? Je ne sais pas. Pour parler de la ville. Pour marcher dans la ville. Peut-être une autre façon de se voiler la face, de ne pas entendre ce que la conversation de ces dames m’oblige une fois de plus à entendre. « Le problème c’est qu’elle a le foie qui a morflé, maintenant… »

Autour de nous les autres passagers dorment. J’en ferais bien autant, le paysage me lasse et l’on traverse de toute façon un assez long tunnel… Odeur de café. Reflets troubles dans la vitre. Le train file à l’ombre de l’Épine, traverse le Bugey : ces souvenirs doux d’embusque au bord d’un lac à cinq heures du matin, de rôderies forestières, de longues lectures sur la terrasse d’une maison de village, ces souvenirs cruels se mêlent à ceux des autres, aux paroles échangées que j’écoute malgré moi comme on regarde un écran de télévision resté allumé, et qui parlent de la douleur. Puis voici une haie de bambous (Anduze, l’enfance, Lyon !)… Tous les voyages sont différents, tous les voyages sont identiques. « On n’est pas malheureux, allez ! » (dit la dame), on file ainsi dans le même train, on traverse peu ou prou les mêmes épreuves et, voyez, « avec le temps le caractère de l’enfant change », comme changent de direction la conversation des gens, le train, la plume – suivant quand même peu ou prou la même ligne… Avec le temps on aime plus, sans doute (Ferré, en terminant absurdement sa chanson par un péremptoire et conjoncturel « on n’aime plus », en a écorné bêtement l’universalité). Avec le temps on gagne en liberté, peut-être… On laisse derrière soi les traits déformés des champs rectangulaires, des jardins carrés aux pelouses rasées par la peur (la peur de la nature), des gares désaffectées, des villages inconnus, des clochers, des églises désertes.

La plus jeune des deux dames cependant écoute les conseils de celle, plus âgée, qui connaît le chemin. On devine son ennui de jeune femme dynamique qui voudrait « sortir davantage », mais dont le mari est trop casanier. Le toit de cette ferme s’est effondré et il y a urgence à réparer avant les orages de juillet. Le maïs est vraiment rachitique, les meules bien roulées, et les vaches absolument indifférentes à ce train qui, de toute façon, ne s’arrêtera pas avant son terminus. La jeune fille – je comprends qu’elle vient, ou qu’elle est sur le point de divorcer – dit qu’« elle voudrait quand même un enfant », cependant que des militaires en civil qui, un peu plus loin, ne dorment plus du tout, parlent de bière et d’ordinateurs. Les lotissements occupent les lisières des villages, comme les fougères les talus. Tout cela n’a pas grand sens, si ce n’est celui que suit le train qui va de Chambéry à Paris…

 

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