Illusions capitales (juin 2014)

 

L’ASPIRANT DU SQUARE DUNAND

 

« 1932. Ce square a été renommé en souvenir de Jean-Louis Dunand, mort au combat en 1940, alors que son escadron attaquait une unité allemande.  Ce square salue également le poète et peintre libanais Khalil Gibran (1813-1931) par un cèdre du Liban, planté à sa mémoire en 1996. Un monument en pierre et en marbre est dédié à Michel Servet, médecin et philosophe de la Renaissance. »

 

Le square de l’aspirant Dunand est fermé à cette heure. Il est encore bien tôt. Le soleil d’été éclate comme un coup de trompette entre les feuillages, et les rues lui répondent par une clameur de moteurs. On entend aussi, mêlés aux premiers klaxons, le crô-crô des corneilles, la mélopée d’une tourterelle et – c’est plus inattendu – les cris amazoniens de grandes perruches vertes qui logent dans les platanes du square (ce sont, je crois, les mêmes qu’à Barcelone).

Le square est fermé à cette heure, où j’aspirais à venir méditer – c’est-à-dire non pas adopter une position particulière en posant mon attention sur le souffle, ni tenter de développer  de hautes et profondes pensées devant le monument dédié à Michel Servet, « médecin et philosophe de la Renaissance » (un héros de la Résistance, un humaniste et un poète libanais, cela fait tout de même beaucoup pour un aussi petit square…), mais juste m’asseoir et regarder les arbres, le cèdre du Liban, le sable bien ratissé et les jeux sans enfants (ce qui n’aurait pas été sans une certaine et savoureuse mélancolie). N’importe : je regarde de plus loin, depuis ce banc du bord d’avenue, cependant que l’éblouissement du levant laisse place à un poudroiement doré.

Passe une balayeuse verte, d’où sortent deux hommes en jaune fluorescent ; deux perruches pareillement colorées sont perchées au-dessus d’eux, qui ont chassé les pigeons autochtones et regardent les hommes. Tout cela passe très vite, au rythme des feux rouge et verts : la balayeuse est partie, les oiseaux envolés, d’autres images succèdent à ces images comme à l’intérieur de ces kaléidoscopes que l’on fait tourner à toute allure dans la curiosité de la figure suivante. Le pouls de la ville bat fort et rapide, comme mon cœur aussi qui palpite un peu vite à cause d’une nuit trop courte. La fatigue aidant je perçois avec une acuité accrue ces éclats, ce vrombissement de la moto Yamaha qui démarre triomphalement, l’urgence de la sirène, et la joie d’être là à pouvoir vivre et dire cela.

Si la main tremble un peu c’est à cause du vent, de ce vent très léger qui traverse la ville et caresse avec une même douceur anonyme les platanes, les oiseaux, le clochard occupé à fumer sur le banc d’à côté sa première cigarette, les voitures, les passants. L’aspirant du square Dunand, alors, peut s’estimer comblé.

 

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