Illusions capitales (juin 2014)

 

LEÇON D’ESPACE et « réelles illusions »

 

Il n’est pas encore sept heures en ce matin tout neuf. L’air est doux, traversé de courants frais, et le ciel légèrement voilé protège des contrastes trop violents. Le vent dans les platanes fait comme une houle, et murmure à l’oreille des mots comme « velours », « caresse », « enfance » ou « mer ». (À cette minute ma mère est encore en vie : je peux encore, si je le veux, l’appeler sur le téléphone et entendre sa voix.)

Le soleil illumine une flaque dans laquelle un pigeon très élégamment trempe ses pattes, et luisent aussi les irisations vert-bleu-rose du cou que l’oiseau allonge pour boire une becquée, puis redresse, allonge derechef pour boire à nouveau, et redresse mécaniquement afin de considérer les alentours. Il est clair que le pigeon se meut dans un monde absolument originel, et que l’idée de ville comme celle de nature est absente de son horizon dégagé de pigeon (le regard inquiet qu’il porte sur ce qui l’entoure me pousse cependant à croire qu’il n’échappe pas davantage que n’importe quel être vivant à la peur de la mort, même si cela ne se fait que dans l’hébétude propre au monde animal). Il sait – et ce merle avec lui qui fourrage parmi les racines – que les immeubles sont des falaises, cette place une forêt, cette flaque un ruisseau. Il sait qu’il n’y a ni ville, ni bruit, ni clôture – et dire cela n’est pas une manière d’échapper à la ville (d’ailleurs si douce à vivre en cette heure paisible d’un quartier paisible du XIVe arrondissement de Paris) ; c’est la pure vérité, que je partage avec cet oiseau qui finit de prendre son bain, s’envole et disparaît dans une trouée des feuillages.

*

« Les perspectives nous éduquent. »

Jacques Réda

 

Assis sur le perron désert de la Mairie du XIVe, je me propose de suivre le cours qu’ici peuvent me donner les perspectives. Je crois que la voltige des martinets qui slaloment vertigineusement entre la nappe ondulante de hauts nuages fragmentés en flocons serrés, et des bandes de ciel bleu pâle gagnés au nord par un gris brouillé, ces martinets aux cris lointains et aux vols fous peuvent encore me parler. Je trouvais autrefois en eux une sorte de repère et peut-être de consolation ou de promesse lorsque, habitant un peu perdu de la ville, je rejouais sur les bords du Rhône les scènes les plus poignantes de La Sumida, conscient autant qu’on peut l’être de vivre, comme Kafû au temps d’Édo, les dernières lueurs d’un monde en train de s’éteindre…

« Dans la lueur du soir, tu auras vu la fin d’un monde… »

Aujourd’hui je dirais que les martinets simplement me rappellent à l’espace, qu’ils sont un dégagement de plus en ce lieu déjà peu encombré. Ils s’affairent là-haut à effacer les voiles. Comme s’ils avaient travaillé de conserve avec le soleil levant, voici maintenant que les nuages floconneux ont cédé la place à une surface presque uniformément bleu pâle, avec à peine un dégradé allant du bleu ciel au bleu-blanc, et le gris-bleu du nord a bleui lui aussi. C’est clair : ils ont le ciel pour eux maintenant, et leur course gagne encore en virtuosité à mesure que le soleil s’impose.

Une femme apparaît au portail du square Ferdinand Brunot, situé dans l’alignement central du porche de l’hôtel de ville et lui-même encadré par deux palmiers (dont l’exotique présence ne peut guère être rétrospectivement justifiée que comme une manière d’accueillir la récente invasion de ces grandes perruches à collier échappées, paraît-il, de l’aéroport d’Orly, et que j’écoutais crier hier), palmiers derrière lesquels on voit le carré propret du square, une statue centrale sur laquelle trône l’ultime ornement d’un pigeon, puis au fond de la perspective deux autres palmiers et, entre les ramures des arbres géométriquement taillés, le triangle lumineux d’une façade peinte en blanc qui ne semble nullement clore l’espace mais, grâce à cette lumière matinale qui l’illumine comme le serait un nuage ou un banc de brume, plutôt ouvrir sur un ailleurs de plage, de rivage (cette dernière association, que j’allais raturer parce que je la trouvais  abusive et facile, m’est confirmée par le cri rauque d’un goéland qui vient tout juste de se poser sur l’aile droite de la mairie et s’est mis à miauler sitôt ces mots inscrits ; je la maintiens donc).

La femme a levé le verrou du square, et l’invite est très claire : allons y regarder. Ce square-ci, « créé en 1862 lors de l’aménagement du square de Montrouge », porte le nom du linguiste et philologue Ferdinand Brunot qui publia L’histoire de la langue française des origines à 1900, et fut maire du XIVe arrondissement de 1910 à 1919. Un arbre de Judée, planté le 19 avril 1996, rend hommage à Ytzhak Rabin (1992-1995), Premier Ministre de l’État d’Israël et artisan de la paix » (d’une paix qui, au moment où je relis ces lignes, semble définitivement ensevelie dans les ruines de Gaza).

Bon. On sait le besoin de mémoire, et cette manière peut-être inévitable et assez naïve d’utiliser les lieux comme supports à hommages touche plus qu’elle n’agace. Je ne fais moi-même, sans doute, rien de si différent dans ces pages et en arpentant ce square, puisque c’est naturellement manière de rendre hommage à ceux qui l’ont arpenté avant moi (ou qui en ont arpenté d’autres assez semblables), au premier rang desquels Jacques Réda.

Hier j’ai prononcé une très sérieuse communication sur Réda, communication qui fut, ma fois, appréciée, et à l’issue de laquelle les lecteurs de Réda vinrent me féliciter, et ceux, plus nombreux, qui ne le connaissaient que de nom me faire part de leur désir de se procurer au moins un de ses innombrables bouquins. Je ne vais pas m’en plaindre : il faut lire Réda. Mais je n’ai pu m’empêcher de me dire que j’avais un peu manqué mon coup (et peut-être Réda, et tout écrivain « du dehors », avec moi) car personne n’est venu me dire : « J’ai envie de faire comme lui, d’aller lire les rues, de suivre auprès d’un square un cours de perspective, ou de reconsidérer l’aversion que j’avais pour le pigeon bizet… » À ma manière paresseuse et maladroite, ainsi que le ferait un enfant qui, après avoir parcouru les allées d’un musée d’art moderne, s’emparerait d’un pinceau pour jouer les Cézanne, je tente de me rattraper ce matin en parcourant solitairement (mais en fait en trio avec la ville et Réda) ce square qui, donc, porte le nom d’un linguiste.

Il offre surtout l’agrément d’une très douce circumambulation sur ce sable clair qui crisse sous le pas. Nul besoin de déterminer le nom des arbres ni de consulter le plan du square pour sentir que tout, ici, est harmonieusement – géométriquement – ordonné, orienté, comme si l’on parcourait les différentes étapes d’un mandala tibétain. On laisse derrière soi la façade froide de l’Hôtel de Ville, encore plongé dans l’ombre, et l’on s’engage lentement sous les frondaisons des platanes : dix pas (mais on ne compte pas) vers le soleil levant, dix pas vers le sud, puis dix pas vers l’ouest en direction de ce grand bâtiment de briques rouges (qui abrite, je le verrai plus tard, un tribunal et un conservatoire de musique) dont le soleil ravive la chaleur apaisante (qui m’évoque aussitôt le rouge-gorge de Jaccottet).

On sent que pourrait commencer ici une sorte de méditation.

Rumeur du vent et de la ville.

Cris des corneilles.

Roucoulades interminables des pigeons.

Les ombres longues écrivent des lettres à hauts jambages sur le sable du square.

Tout cela est sans doute un peu trop plaisant pour être davantage qu’une savante relaxation – mais l’on se sent en effet comme massé, caressé, accueilli, attendri. Une corneille traverse le chemin clair en dodelinant assez fièrement de la tête, puis vient se jucher sur le banc d’à côté. Comme je croasse discrètement vers elle, elle se tourne vers moi, me considère avec ce que j’interprète comme de la curiosité, puis s’envole.

Bien sûr j’aimerais être capable d’appréhender ce square de son propre point de vue, ou de celui de ses habitants végétaux et animaux. Je voudrais pouvoir dire ne serait-ce que quelques mots dans la langue de ce grand marronnier, au lieu de me laisser aussitôt ramener au souvenir de ces autres marronniers du jardin de l’enfance. Je pourrais m’y essayer, ainsi que le faisait Hiroshige quand il dessinait tel paysage en plongée du point de vue de l’oiseau. Ou bien cesser ce jeu d’analogies, de rapprochements, de comparaisons (qui convoque tour à tour la mémoire intime, des poètes, des peintres, et qui n’est peut-être pas moins artificiellement plaqué sur la réalité du lieu que ces monuments et ces noms donnés au square et aux arbres). Je pourrais – il faudrait pour cela être un sage, un maître, ou bien avoir la rigueur un peu distante du naturaliste sur le terrain – ne voir que ce qui est, et dire simplement, par exemple : « ces grains de sable sur le banc ».

Mais la tentation me revient aussitôt d’ajouter : « souvenirs de plages et de forêts » (et c’est la Guyane qui pointe ses feuillages), ou bien d’imaginer celui ou celle qui, hier soir peut-être, après avoir sauté cette barrière dont j’ai attendu l’ouverture tout à l’heure, s’est assis sur le dossier de ce même banc, a posé son pied là et déposé ces quelques grains de sable – observation banale qui m’amène à prêter attention à d’autres traces, d’autres signes gravés sur le banc, à imaginer une de ces histoires de rencontres amoureuses dont la ville est si riche, à voyager mentalement vers d’autres bancs, d’autres lieux en lesquels se perd l’expérience de ce moment et de ce lieu.

S’y perd-elle vraiment ? Il me semble que l’on peut aussi considérer qu’elle s’en trouve enrichie. Il me semble même que tout dans ce square incite à laisser la mémoire circuler, avec ce que cela peut impliquer de facilités, de relâchement, de sentimentalisme. « Laisse-toi attendrir, laisse-toi bercer ! me dit le square. Tu n’es pas fait seulement d’air, de chair et de sang mais aussi de mémoire et d’images, et je suis moi-même un lieu saturé de souvenirs. » Du souvenir de tous les enfants qui ont joué ici, dans ces allées désertes à cette heure. Du souvenir de tous ceux-là que le grand marronnier planté, je l’apprends au passage, en 1862, a vu rire et pleurer, tomber, se relever, grandir, vieillir, ne plus revenir.

Une fois encore je ne voudrais rien de plus, en écrivant ces lignes, que rendre visible – et d’abord pour moi-même – le lien qui unit le passant et le lieu, et faire de l’écriture une zone d’échange peut-être comparable au système racinaire des arbres, ou à la toile qui permet à l’araignée d’attraper de temps à autre les moucherons de la réalité. Notre réalité humaine est faite de temps aussi bien que d’espace, travaillée par l’intime, agrandie par le vaste.

Une femme, cependant, passe en chantant dans la rue derrière-moi, d’une voix ample, bien timbrée, qui surprend, fait se retourner les passants. Il est temps de reprendre la marche. Je file humer les fleurs. Je contemple longuement cette composition florale qui, au cœur du square, « offre au visiteur une réelle illusion ». Je marche, j’écris, je me promène parmi ces « réelles illusions », entre ces images de plage qui me reviennent encore, pris dans le va-et-vient du dedans au dehors, de la mémoire et de l’oubli, de l’espace et du temps, de l’abandon et de la ressaisie.

Rosée que ce monde, oui, sans doute…

 

Paris, 10-13 juin 2014 – Le Villard de La Table, 29 juillet 2014 (et 5 juin 2015).

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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