Aux frontières de la mémoire (avril 2015)

 

 

  

 

L’ATELIER DE ROBERT HAINARD (Bernex)

 

 

 

Je n’aurais su dire avant d’y être allé si visiter l’atelier de Robert Hainard était le prétexte ou le but de cette escapade frontalière pendant laquelle je n’avais cessé de tâtonner, plus ou moins consciemment, à la recherche d’un lien vivant avec un passé qui n’était pas seulement personnel – même s’il se trouve que cette modeste quête, d’être ainsi menée sur les lieux de l’enfance, prenait une tonalité plus intime. Dans la maison louée je m’étais senti hors de moi, déplacé, dépersonnalisé ; dans les rues grises de Genève je n’avais rien retrouvé de ce qui naguère m’émerveillait, pas plus que dans le tout nouveau musée d’ethnographie où la contemplation d’œuvres évidemment magistrales m’avait laissé sur le bord, spectateur séparé des fastes éteints de civilisations mortes ; au Muséum quelque chose avait certes tremblé au fond de ces vestiges, mais tout me semblait après coup aussi mort, aussi artificiel que ces décors mettant en scène des animaux empaillés dont la plupart ont disparu ou sont en voie de disparition ; le long de la rivière il avait été plus facile de retrouver la sensation d’un chemin : il suffisait de suivre les enfants, de regarder, de humer, de questionner et finalement de tenter les bons gestes.

Ce sont toutes les bribes de cette « quête » un peu confuse qui se sont ordonnées dès l’arrivée en ce lieu. J’ai eu le sentiment, sans doute un peu exagéré, d’avoir franchi là pour de bon une frontière, et que Robert Hainard lui-même m’accueillait pour me dire : « la source est intacte ».

 

*

 

Entrer dans cette maison (à Bernex, côté suisse) est comme entrer dans une de ces cavernes ornées dont la découverte peut changer le cours d’une vie, parce qu’on comprend soudain de manière évidente que le lien apparemment rompu entre l’homme et le monde n’est que distendu, qu’il est possible au moins à l’échelle de l’individu de revenir sur cette « erreur de perspective »  qui a fait de l’homme une bête esseulée capable seulement de mettre le feu à sa propre maison… 

« La source est intacte » (1)

Préservée de la spéculation immobilière par son classement en fondation, la maison Hainard n’est pas un musée. Dessinée par Germaine Hainard et construite pour répondre aux besoins de ce couple d’artistes (elle était peintre et lui, comme on sait, peintre, graveur sur bois, sculpteur, naturaliste, écrivain…), elle reste d’abord un lieu de mémoire familiale que ses habitants, même morts, semblent n’avoir pas quitté. Le lien qui perdure entre les vivants et les morts est ici bien palpable. 

L’accueil chaleureux de Pierre Hainard (qui ressemble tant à son père) n’y est pas pour rien, bien sûr, mais il y a surtout ces sculptures, ces tableaux qui représentent ici ou là des membres de la famille : ce petit garçon devant la sculpture du loup, ou au bord de l’Allondon en juin 1944, c’est Pierre, et cette petite fille toute nue dans le jardin est sa sœur Marie à trois ans ; ce touchant portrait d’un jeune garçon boudeur accroché dans le salon, c’est « mon père peint par son père », nous dit Pierre Hainard : il n’aimait pas beaucoup les séances de pose, le « père Lagrogne »… Dans le fouillis du jardin, Pierre nous montre, outre la « dent de chien » qui y pousse, le vélo de sa mère qui est « en train de revenir à l’état sauvage… »

Comme les parents de Robert Hainard étaient tous deux peintres, la distinction entre les générations semble abolie dans une même célébration de l’instant. 

Voici, dans le jardin aux hautes herbes qui tranche avec les pelouses rasées du voisinage, Léo et Clément, mes propres fils, qui courent autour du chamois en bronze, goûtent aux groseilles, partent à la recherche de la buse en bronze qui crie à l’entrée du jardin, s’extasient devant la « marmotte aplatie », cependant que Lucas nous fait cette fois goûter le plantain (dont le goût rappelle celui de la vesse-de-loup quand on la mange crue). 

Face à l’effondrement programmé, volontaire, entretenu du monde naturel – disons, du monde tout court ; face au délitement accéléré de tout ce qui fait sens, la maison Hainard montre avec une sorte de quiétude la force d’une transmission authentique basée sur l’art et l’attention aux choses comme aux êtres. Y venir est une bonne façon de retoucher terre, mais y venir – comme c’est notre cas aujourd’hui – « en familles » semble plus juste encore.

 

*

 

La cloche à la porte rappelle au rite d’entrée que tous les visiteurs ont connu en venant ici. « Promenez-vous, regardez et touchez… » Et c’est un grand plaisir que de pouvoir, pour une fois, toucher, caresser les statues, l’échine du loup de bois, le ventre d’un marcassin. « Oh, qu’il est beau, le renard endormi ! » s’exclame Léo, avant de soupeser une lourde hermine de buis…

L’art est une façon de revenir au plus vif de l’enfance, de refaire à neuf l’expérience du monde, de reprendre un « contact direct » avec le réel grâce à « une lente reconquête de la sensation sur les schémas intellectuels ». « Mon père, écrit encore Robert Hainard, m’enseignait que nous dessinons mal parce que nous représentons ce que nous savons et non ce que nous voyons » ; l’art permet  une « saisie directe et rapide du spectacle du monde », qui devient dès lors bien mieux qu’un spectacle.

Une chose me frappe et me touche : chacune des œuvres sculptées, gravées ou peintes de Robert Hainard est basée sur une observation précise, sur un moment particulier – sensation que l’on ressent également devant de nombreuses œuvres de l’art préhistorique. Il ne s’agit pas, comme par exemple dans les dessins des guides d’identification naturaliste (il y en a de superbes), de synthétiser des connaissances, mais de faire ressentir à travers une attitude très précise tout le mouvement de la vie. Nul besoin dès lors d’appareil photo, ni même de mémoire visuelle : « L’artiste (…) perçoit par sympathie. Il se met à la place des choses, à l’intérieur. Encore enfant j’ai voulu saisir la démarche de l’animal. (…) Alors je suis devenu bête, j’ai épousé son mouvement et c’est dans la mémoire de mes muscles, bien plus encore que dans celle de mes yeux, que je l’ai retrouvé. »

« Learn of the pine from the pine », comme dirait, en bon japonais, Matsuô Bashô…

 

Pierre Hainard, cependant, nous parle de ce beau loup que tous les visiteurs remarquent : cette observation, faite en Slovénie en 1955, avait marqué Robert Hainard car il avait alors pu l’approcher de si près qu’il avait vu jusqu’aux veines des pattes de la bête ! (J’imagine tout à fait les enfants des artistes de Chauvet raconter, quelques décennies plus tard, avec le même enthousiasme, la chasse des lions…)

Ici aussi les frontières se font flottantes, entre les vivants et les morts je l’ai dit, mais aussi entre l’humain et l’animal, entre l’inerte et le mouvant, entre l’ « abstrait » et le « concret », car l’observation fine de la réalité poussée jusqu’au bout atteint à l’abstraction – dans un Entretien sur la gravure, Hainard souligne que son travail « est en même temps très réaliste et très abstrait » et évoque « le tranchant de l’outil étroit comme l’abstraction »…

Puis on pénètre dans l’atelier, où Pierre Hainard nous explique les techniques utilisées par son père pour graver et imprimer ses estampes. Il utilisait principalement des planches de poirier, dont la structure est assez résistante pour permettre un très grand nombre de passage dans la presse (je regarderai désormais avec une bienveillance accrue le vieux poirier de mon village). Poussant plus loin la technique traditionnelle de l’estampe telle que la pratiquait par exemple Hokusai et désireux de maîtriser totalement les tirages, il a fait en sorte que les dégradés soient compris dans la surface du bois (ce qui représente une vraie prouesse technique). 

Pierre Hainard parle de l’art paléolithique qui avait tant marqué son père, des grottes visitées avec lui en Ariège, en Dordogne, en Espagne, et voici sous nos yeux l’art paléolithique et Hokusai ainsi réunis…

 

*

 

Sur l’atelier la dernière palette de la dernière estampe (1993) est restée intacte, comme si l’artiste était seulement parti faire un tour, ou comme s’il n’y avait plus qu’à reprendre le travail là où il en était resté. Pour ma part je ne suis pas et ne serai jamais graveur, ni sculpteur, ni peintre, mais je garde de cette rassérénante visite l’impression d’avoir fait un grand bon du côté d’impensables  possibles. Voilà un « affamé d’intensité » qui, porté par « l’amour du sensible, de la forme, des limites », dédaigneux de toutes les écoles et de toutes les modes, avec une générosité anarchiste, a pu créer un espace de travail et de vie qui ouvre des « solutions plus simples et plus hardies » : « L’abandon du préjugé néolithique nous permettrait d’envisager des solutions plus simples et plus hardies », ose-t-il. 

On sort de chez Hainard comme on revient parfois d’une longue randonnée en montagne, ou d’une visite dans certaines grottes ornées, avec la sensation qu’il est encore possible de « revenir à la situation paléolithique… en utilisant les acquis les plus raffinés de l’expérience néolithique ». On sort de là « en alerte comme la bête sauvage qui risque sa vie à tout instant », l’œil de nouveau affûté pour scruter ce réel qui est « comme un renard ».

De quoi guérir, peut-être, cette « schizophrénie constitutionnelle » dont est frappé l’homme ?

 

(1) Les citations de Robert Hainard sont extraites de Le Monde plein, Éditions Melchior, Lausanne, 1991 (épuisé, version électronique lisible ici) et de Entretien sur la gravure, Éditions Hesse, 1998. 

 

Ce contenu a été publié dans Suisse. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.