Aux frontières de la mémoire (avril 2015)

 

 

 

MUSÉES

  

 

Je me souviens de Genève, de ces musées de Genève qui, enfant, me fascinaient et m’épuisaient. Je me souviens des petites salles du musée ethnographique : on entrait dans la salle africaine et aussitôt s’enclenchait la musique des tambours et des chœurs, comme jaillie des masques qui nous cernaient. Chaque salle était un monde… 

Aujourd’hui je visite le nouveau musée ethnographique : un grand bâtiment froid. Le commentaire affiché a d’emblée le mérite de dire l’origine des objets ici amassés – le pillage systématique opéré par les savants des pays colonisateurs. Il dit aussi la fascination qui les habitait quand même et qu’on partage, parce que quelque chose d’inouï continue à traverser ces vestiges. 

Toutes les collections ont cependant été rassemblées dans une seule et vaste salle, avec les mêmes fonds noirs qu’au Quai Branly, et l’on passe ainsi sans transition d’un continent à l’autre, d’une statue d’Avalokitésvara à l’artisanat helvétique, des masques australiens à l’art des Chrétiens d’Éthiopie : quelque chose, pour moi, s’est perdu (que je retrouve un peu lorsque, debout devant les instruments du département d’ethnomusicologie, j’écoute longuement certains enregistrements musicaux de toute beauté). 

Cette confusion des lieux et des époques, je la retrouve lorsque, déambulant plus tard sur les quais du lac, je regarde défiler des Indiens, des Japonais, des Européens venus sans doute des quatre coins du monde, et que défilent aussi les souvenirs de Genève et du lac, les escapades familiales, la silhouette de ma mère que je revois comme dans un rêve marcher, s’arrêter et m’attendre, et je ne sais plus mon âge ni qui je suis, ni où je suis, ni si je pleure ou si je ris…

Genève, pourtant,  me semble terne aujourd’hui, avec ses immeubles gris et ses rues totalement embouteillées par un flot débordant de voitures (circuler dans Genève semble être devenu impossible). Je n’avais jamais vu la ville ainsi, comme la verrait je crois un étranger. Cette marche vers le jet d’eau, il ne me suffit pas de savoir que je l’ai déjà faite bien des fois lorsque j’étais enfant ou, il y a quelques années, en compagnie de mes propres enfants plus jeunes et de ma mère vivante, pour lui donner la moindre intensité. J’ose à peine avouer ma déception de n’avoir presque pas ressenti la dite intensité dans ce nouveau musée si impersonnel, au fond, et qu’il aurait fallu peut-être que je voie avec les yeux de mes propres enfants (avec par exemple l’enthousiasme hilare de Clément comparant les zizis des statues africaines…). J’espère mieux du pèlerinage au Muséum, qui vaut à mes yeux bien des voyages.

 

*

 

Je pourrais faire la visite les yeux fermés… Dans le hall je salue la mémoire des deux gros crocodiles du Nil qui accueillaient naguère l’enfant, et qui sont maintenant morts et empaillés, m’avait-dit un gardien il y a quelques années. Ici il m’est moins difficile de me glisser dans la peau des enfants : le travail des muséographes suisses m’y aide, qui évite l’alignement navrant des cadavres en transformant chaque vitrine en un petit théâtre qui reconstitue le milieu concerné et met en scène ses habitants. 

Trente ans après presque rien n’a changé, ni la joie des enfants, ni la mienne. Je sais que c’est d’ici que me sont venues certaines tentations voyageuses : lorsque j’ai observé pour la première fois, sur une piste de Guyane parcourue de nuit dans un 4×4 équipé d’un projecteur, le grand ibijau par exemple (cet oiseau nocturne à tête de reptile qui se confond presque parfaitement avec le tronc mort qui lui sert de support), c’est à celui du Muséum de Genève que j’ai songé. 

Ici je redécouvre l’Amazonie telle que je l’ai rêvée avant de la vivre, et telle que je la rêve maintenant après l’avoir vécue. Je désigne aux enfants le coendou, le coq de roche, le koati, le kinkajou (tu sais, celui qui m’avait pissé dessus un jour, en forêt…). Je montre aux enfants l’agouti du jardin (rachitique, décoloré, méconnaissable) et l’incroyable coracine chauve, dont l’unique exemplaire exposé au Muséum est finalement moins décrépi que je ne l’ai dit dans L’éloignement (mais il manque le bleu vif de la tête et la force catastrophique de son hurlement dans l’air moite de la forêt tropicale…).

Je continue ainsi la marche aux frontières de nos mémoires.

 

Ce contenu a été publié dans Suisse. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.