Aux frontières de la mémoire (avril 2015)

 

 

 

BORDS DE L’ALLONDON

  

 

De tels lieux devraient être réservés à ceux qui passent discrètement sans laisser de traces.

Ils ne sont pas faits pour s’y établir.

Robert Hainard, « L’Allondon, une rivière sauvage et libre »

 

 

Marche au soleil après plusieurs jours de crachin, marche au dehors après la pollution de la ville : seul un esprit vraiment chagrin trouverait à renâcler devant tant de douceur. Naturellement je sais que Ferney est tout près et que cette ligne de crêtes du Jura, à main droite, derrière nous maintenant, est le lieu de certains des plus précieux souvenirs d’enfance ; mais cela de nouveau m’indiffère, et je me contente de marcher le long de ce ruisseau qu’on nomme l’Allondon. 

Une autre frontière, entre la pierre et l’eau, entre Jura et Rhône.

Par-delà la fuite du temps persiste une vieille mémoire de pierre, qu’on ravive en cherchant parmi les galets des formes, des couleurs, des agencements qui nous parlent.

Les amis que j’accompagne, les enfants qui m’accompagnent, savent ce qu’il convient de faire pour entrer en rapport vif avec le moment et le lieu. Lucas, le (grand) fils de Jean-Louis, cueille et incite à cueillir des plantes que l’on croque : voilà des connaissances que j’envie, et dont l’attrait dépasse en partie celui du ramassage des champignons (si le résultat immédiat est gustativement discutable à mes papilles profanes, je me dis que cette activité a en tout cas le mérite de pouvoir se pratiquer à des moments et en des lieux plus variés). Pour les enfants le moindre tronc est une balançoire, le moindre bâton une arme. Les voici qui s’emparent comme toujours de deux cailloux qu’ils frottent et cognent l’un contre l’autre, petits Magdaléniens aux réflexes intacts ; puis ils se vautrent dans le sable humide, construisent avec Jean-Louis un cairn, partent en « expédition »… Lucas, de son côté, fait tenir des galets en équilibre sur un tronc. J’aime la précision de ses gestes et cet art très provisoire qui est, je trouve, une réponse assez appropriée au chant instable de la rivière. 

C’est ce qu’il fallait faire : marcher le long de l’Allondon, humer, fouiner, glisser, croquer, deviser, se taire, puis repartir en ne laissant que ces traces éphémères…

  

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