Au Col du Petit Chaos (Lac d’Émosson, août 2014)

 

 

 

 

Nous n’irons pas plus loin : passé ce col le sentier s’engage à flanc de falaise dans une roche friable et devient dangereux pour le pas imprévisible des enfants. Par cette large faille passent le vent et l’eau qui remettent en mouvement la pierre et le silence du lac. 

Cascades. 

Bruits d’eau et de vent.

Dans le petit chaos du col mille layons, mille reflets, mille torrents minuscules émergent ou disparaissent, sautent de pierre en pierre comme des cincles. Parfois une poche d’eau translucide s’est formée dans un creux, dont les tremblements rappellent aussi ceux du cincle et dont les fines ondulations évoquent les lignes dessinées sur les pierres.

Les pierres : photographies perdues de fonds marins, ruisseaux arrêtés. Sur ce calcaire « coquillé » dont j’emporte un éclat on voit encore des berniques, des arêtes, des os agglomérés ; sans le savoir c’est sur une vraie plage que Nathalie s’est assoupie…

Des fleurs cependant poussent parmi ces éboulis, que le souffle du col rend vivantes. La falaise, steppe verticale, ondule. Les ombres creusent, sculptent la pierre comme le fait aussi l’eau et font apparaître peu à peu des crânes, des figures simiesques…

Zone d’éboulement, calcaire usé.

On ne peut pas rester.

On reste pourtant, comme les fleurs des éboulis auxquelles les longues racines confèrent une certaine mobilité qui leur évite d’être arrachées au moindre éboulement ; comme les enfants pris par leur jeu (qui consiste à escalader les rochers et à jeter dans l’eau toutes les pierres qu’ils peuvent soulever), comme ces enfants indifférents en lieu puisque l’habitant sans distance ; comme les ombres qui tournent, comme le faucon qui s’attarde un instant au-dessus du col et semble hésiter sur le courant à suivre ; comme les herbes peignées de bas en haut, et comme les nuages.

De l’autre côté le paysage est plus beau, plus impressionnant, plus ouvert, avec toutes ces gerbes de fleurs montagnardes, ces miroitements dorés, ces reflets roses et vert glacier qui font, dans le bleu du lac de retenue, un contraste admirable. Peut-être cependant touche-t-on mieux du doigt, dans le repli de ce col, le chaos qui nous concerne, cette violence lente qu’on peut lire dans les pierres.

Au fond de ce pli on peut même s’étendre. Bouquetins et chamois au crépuscule viennent s’y désaltérer… Ce lieu de repli, ce refuge, ce Col du Petit Chaos (ainsi que je le baptise) cependant ne cache pas derrière une feinte douceur son caractère transitoire.

Un rougequeue sautille sur une pierre du même gris que lui.

Un avion très blanc aux longues ailes repliées trace deux lignes très nettes qui ne tardent pas à onduler et à s’effacer.

Au bout de ce paysage pas du tout bucolique, tout au bout de la faille, juste en-dessous d’éboulis gigantesques et d’une ligne de crête effilée qui rappelle la Pointe Percée des Aravis, un troupeau de moutons broute l’herbe rase et jaune de cette fin d’été.

 

Lac d’Émosson, 24 août 2014

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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