Vigie, octobre 2015

 

 

 

L’ÉCLIPSE

 

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Comme un verre qui se brise les premiers cristaux écaillent la clarté crue de la salle, et je perds le rythme. Bien sûr c’est un accident anodin et presque attendu en ce premier jour de vacances : à croire que la migraine ophtalmique n’attend que cette faille, ce vide, cette « vacance », pour se déclarer. Je ne peux cependant m’empêcher d’y voir la réponse à l’envie inconsciente qu’on a tous plus ou moins d’éviter la confrontation avec une réalité que ne cache plus le prétexte de la fonction sociale, ni aucun prétexte, ni aucun voile, et qui nous blesse. Ne plus voir est alors, nonobstant la souffrance physique qui accompagne la migraine, un soulagement moral.

J’ai dit, et je m’y tiens, que « je ne veux pas que l’écriture rassure mais réveille ; je ne veux pas une écriture qui supplante la vie mais qui la rend plus vive, jusque dans ses brûlures ; je veux une écriture cruelle qui décille les paupières et relie au réel – ou bien, et c’est presque toujours mieux, pas un mot ».

Soit.

L’écriture que je pratique suit de façon serrée les virages de ma route ordinaire, et la circulation entre « l’art » et « la vie » se fait, je crois, assez harmonieusement.

Il n’en reste pas moins que ce « réel » auquel je prétends rester « relié » parfois me lasse et souvent m’épuise, comme le temps (qui en est un synonyme proche) nous épuise. L’exigence poétique d’intensité et de vérité régulièrement se heurte au simple besoin d’être rassuré, voire de s’enfuir ou de s’enfouir. La migraine se déclare précisément au moment où je n’aspire à rien d’autre que de me rouler en boule dans des rêves et à me laisser dériver.

Tout un long jour je reste allongé dans le flou pendant que le brouillard stagne sur la maison. La douleur m’interdit heureusement d’écrire. L’accordéon posé près du lit ressemble à un cercueil – je m’en empare quand même, me laisse un moment porter par les morceaux que je sais jouer (car je n’ai pas le courage d’affronter les vraies difficultés qu’impose la nouveauté), puis le repose. Je me repose. Je pense et repense à ma mère, qui se disait « heureuse » – ou en tout cas soulagée, mais la morphine pouvait expliquer en partie cette petite euphorie – de pouvoir se laisser aller à dormir en plein jour, délivrée désormais de toute obligation.

Certaines siestes, en Guyane, les après-midi de fournaise, ressemblaient à cela, et je me dis que c’était morbide et bon.

Plus tard aussi ce sera bon.

Je me dis que ce serait bon maintenant même, si je n’avais pas si mal… Je constate une fois de plus le peu de poids des mots face à la moindre vraie menace, fût-elle aussi dérisoire qu’une simple migraine.

Je me replie dans un rêve au bout duquel j’espère l’entendre et même, retomber tout à fait en enfance.

J’ai froid.

Je tourne en rond dans les rues de Venise en hiver.

Éclipse totale.

 

16 octobre 2015

 

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