Vigie, octobre 2015

 

 

 

LA CUEILLETTE DES KIWIS

 

Vigieoctobrekiwi

 

La neige est sur nous – on la sent, on s’affole, on répète que c’est trop tôt, on fredonne : « Pas vu les feuilles venir… pas vu les feuilles tomber… Qu’es-tu venue me dire ? Pourquoi es-tu passée ? »

La neige est sur nous, à quatre-cents mètres, à trois-cents mètres au-dessus de nous, et l’on est pris dans son haleine froide. On scrute les crêtes grises sur fond opaque, on guette le thermomètre, on se délecte des oracles, d’ailleurs trompeurs, qui prédisent de belles averses au Villard pour le 15 octobre – car au fond, il y a bien un peu d’exaltation enfantine dans ce petit affolement.

À la cantine du Bourget, les enfants font la « danse de la neige » pour la faire venir plus vite.

Qu’elle vienne ou pas, ce premier coup de semonce hivernal impose une autre « cérémonie d’automne » que l’on pensait accomplir plus tard : le ramassage des kiwis, qui doit impérativement se faire avant les gelées. Les doigts vite engourdis, la peau à vif, juché sur un escabeau pendant que les enfants s’occupent des branches basses de l’« actinidier » (mais on dit simplement : le kiwi), on cueille ainsi longuement les beaux fruits bruns et duveteux qui, cette année, ont admirablement profité de la chaleur et de la sécheresse.

Importé de Chine à la fin du XIXe siècle, le kiwi n’a d’abord rencontré qu’un très maigre succès en Europe, mais s’est imposé en Nouvelle-Zélande – d’où la transformation de son nom de « groseille de Chine » en kiwi, « sa peau velue rappelant celle de l’oiseau du même nom, emblème du pays », me précise Wikipédia (on constate au passage à quel point nommer reste un acte poétique, qui se fait souvent par l’un de ces rapprochements subjectifs, saugrenus et stimulants qui sont le propre du langage poétique).

Je lis machinalement la liste des bienfaits engendrés par sa consommation, ainsi que le détail du chiffre d’affaire généré par sa commercialisation, mais ne trouve aucune trace de l’essentiel : le plaisir que j’ai à voir les deux plants mâle et femelle de ses lianes – par ailleurs assez malodorantes et envahissantes – proliférer de jour en jour autour de la terrasse, s’épanouir, donner naissance à ces grosses fleurs blanches informes qui se transforment en boules jaune pâle puis en fruits, jusqu’à ce moment quasi sacré de la cueillette qui précède les premières gelées.

J’aime manger les kiwis du jardin non seulement par fierté de propriétaire ou par économie, mais pour au moins trois excellentes raisons. D’abord, parce que je suis heureux de pouvoir manger un fruit qui n’a pas parcouru des centaines de kilomètres dans des camions bruyants et pollueurs. Ensuite, parce que ce fruit savoureux, d’un vert presque irréel, me relie au passé de la maison : l’ancien propriétaire, qui avait planté les lianes il y a au moins vingt ans, partait toujours avant de pouvoir en consommer les fruits, dont me voici le bénéficiaire tardif. Enfin, il est un repère précieux pour se situer dans le temps : le temps de la fructification, de la cueillette, puis de la conservation, du mûrissement – si je m’y prends bien, j’aurai des fruits frais pendant tout l’hiver, voire jusqu’au prochain automne…

Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je trouve à cette vieille activité de la cueillette des analogies avec celles de nos ancêtres paléolithique d’une part, et d’autre part avec le travail de l’écriture !

Pour l’heure en tout cas, les enfants et Nathalie sont partis, lassés et transis, et je reste seul à attraper les derniers fruits devant la brouette qui déborde. Je les range avec soin, en remplis deux cagettes pour les amis et voisins (car la cueillette permet aussi le partage). La neige ne vient et ne viendra finalement pas si tôt, mais l’automne touche à sa fin et l’hiver peut venir.

 

14 octobre 2015

 

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