Vigie, octobre 2015

 

 

 

LE TABLEAU

 

Vigieoctobre2015tableau

 

Je remonte en soufflant un peu une pente herbeuse jusqu’au sommet de ce petit talus où je pense que ma mère m’attend. Je connais bien ce talus : je venais y jouer lorsque j’étais enfant à Ferney, j’aimais m’y asseoir pour regarder le soleil se coucher derrière la maison des Vellats au début du long été d’il y a quinze ans, et j’y suis récemment retourné en rêve, plusieurs fois ; c’est également lui que j’aperçois tout au fond du tableau qu’encadre la grande baie vitrée du nouvel appartement de mon père, à Chambéry.

Je grimpe à grands pas, et ma mère est là en effet. Elle semble fatiguée, les traits tirés, et sa voix lointaine tranche avec les couleurs vives d’octobre. Nous ne parlons pas longtemps, juste le temps de se donner des nouvelles. L’apparition est suffisamment réaliste pour mettre un terme définitif à la nuit.

Après-midi d’automne, aussi fausse qu’un rêve, dans ce nouvel appartement dont la douceur domestique évoque un tableau de Bonnard. La ville si proche, avec son marché où l’on regardait tantôt se croiser les âges, semble s’être dissoute – quelques voitures de temps à autres passent derrière le vieux mur du parc, qui rappellent la présence de la route. La chatte Mouchette, après avoir fait s’envoler l’énorme buse, arpenté le parc, miaulé cent fois pour rentrer et deux cents fois pour sortir, s’est enfin roulée en boule sur le canapé pour s’abimer dans une sieste féline qu’on imagine sans rêves. Les merles qui se posent sur l’arbuste ne la troublent plus.

Deux fillettes passent en courant dans un sens, dans un autre, qui ramassent des feuilles mortes ou des cônes de pin. (Bonnard encore.)

Dévalant du talus un peu avant cinq heures (à cette heure où, certains soirs de novembre, l’enfant qui rentre de l’école sent si bien à quel point sera brève son éternité…), le soleil couchant perce le cadre du tableau, et l’on ferme les yeux.

 

Chambéry, 24 octobre 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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