Le chemin du col

 

  1.

« Vous ne passerez pas ! »

 

 Vanoisejuillet2016refuge

 

 

On remonte le sentier au pas de course sous une pluie tonique. Visions fugaces d’arnica et de rhododendrons ruisselants.

 

*

 

Dans la cabane les enfants, lassés des échecs, des cartes, des dominos et de tous les passe-temps, font grand tapage, pendant que la brume ronge le paysage : on la voit, à travers les vitres sales et striées de pluie, qui glisse dans la combe et fait trembler les gentianes.

Tout à leur collective frénésie que ravive la certitude de ne plus jamais revivre pareille escapade (Martin et Prune partent demain pour plusieurs années au Canada), les enfants semblent indifférents à l’atmosphère de recueillement automnal que devrait imposer la pluie froide. Les voici qui s’apprêtent à repartir jouer dans ces rochers qui sont leur « quartier général » ; quand ils auront quitté la cabane, l’automne retombera.

 

*

 

Marcher dans les alpages. Se sentir de nouveau jeune ou, mieux, juste à côté du temps. Patauger dans l’eau froide du ruisseau, humer à quatre pattes l’odeur de vanille des orchis, puis remonter la combe, malgré l’heure tardive, jusqu’au pied de la Grande Casse dont le calcaire, incongru au sein de ce massif granitique, n’est pas blanc mais grisâtre. C’est fou comme l’ombre tombe vite. On s’arrête à la limite. Une marmotte s’égosille à contre-jour. Un merle à plastron se pose sur un rocher vert. Tout l’espace résonne des appels des traquets, de la marmotte, du silence.

Grande paix. Grand dégagement.

Au pied du haut rempart de la montagne qui n’écrase pas mais protège, la silhouette de la marmotte apparaît enfin, bien nette et très sombre, qu’on prend le temps d’observer longuement aux jumelles parce que c’est la première.

En contrebas le fracas du torrent aux eaux grises. Les tourbillons. Les rochers sombres. Au-dessus la neige sale du glacier semble se rapprocher à mesure que le jour décline.

Au bout du défilé un petit pont dessine une arche romane au-dessus du torrent – et l’on dirait, de loin, une chapelle. « De là-bas tu verras bien l’enfilade », m’avait dit Joël. Ce n’est pas loin, cela ne demande aucun effort, on n’est qu’à quinze minutes du refuge. Parmi le chaos des rochers et les rhodos en fleurs (on voit aussi un rail rouillé), une autre marmotte s’égosille. Je note : « Le pont de Croévie signifie passage étroit. Situé sur la route du sel, ouverte depuis le 16ème siècle, et régulièrement empruntée par les armées entre Maurienne et Tarentaise… »

Que la marmotte ne s’inquiète donc pas tant, je suis un fantassin pacifique et perdu, un éclaireur sans armée, un déserteur.

Une autre guerre cependant continue de se dérouler ici : on voit un grand rocher pareil à un crâne de marmotte géant planté au milieu du torrent, ainsi qu’un reste de névé arraché à la montagne. Quelque chose de vigoureux, de guerrier, de violent, s’impose ici. Je passe le pont. Je regarde en direction du col où j’irai peut-être demain. Je regarde les glaciers, les éboulis gris, les nuages qui s’accumulent à nouveau sur la Grande Casse et font craindre une nouvelle averse.

Devant tout est rude et sombre ; derrière c’est un paysage pastel, fleuri, dégagé, doux.

Je reste un moment sur le pont. Il me semble que si, d’ici, je criais aussi fort que la marmotte que rien ne calme, je pourrais héler mon double adolescent qui est, je n’en doute pas, occupé à crapahuter parmi les éboulis de l’ubac.

L’eau gris anthracite se répand dans le ciel, et tout sombre…

 

*

 

C’est toujours parmi ces rochers gris tout près de la barrière que les linottes mélodieuses nourrissent leurs petits. À l’échelle de la Vanoise, les cris fous des enfants sont des pépiements d’oisillons…

Matin de brume,  parfum de neige, crépitements de la pluie froide, fracas du torrent et cris réitérés, obsédants, des traquets, des linottes, des enfants qui tous sont restés à l’abri du refuge − sauf Clément et Léo qui font deux petites taches bleu ciel et bleu foncé dans la pelouse vert sombre. Ici ou là, les silhouettes noir et orange de rares randonneurs. Les vaches paissent, immobiles, aguillées à flanc de falaise et insensibles à la pluie ; on imagine que si elles le pouvaient, elles se gausseraient de ces bipèdes qui ne supportent la montagne que par beau temps.

Silence. Crépitements. Petits cœurs fermés des joubarbes, petites étoiles toutes blanches et brillantes des edelweiss trouvées là par hasard, taches orange vif des lichens sur la pierre, dôme blanc, glacier, ciel de plus en plus gris, et ce refuge pris dans le cercle d’un nuage.

J’enregistre l’heure et la pluie.

Les enfants comme des marmottons sortent de leur trou, s’encouragent, s’interpellent, s’époumonent − mais leurs cris décidément ne font plus grand bruit. L’envie du jeu est plus forte que la pluie. Ils savent, ces deux-là, que c’est la dernière fois, la dernière heure, que bientôt ils seront loin du village et des amis de leur enfance – qu’ils reverront, de loin en loin, sur un écran d’ordinateur ou à l’occasion d’un retour… La plus petite hésite encore un peu, à cause de la pluie, de la pente, de ses chaussures mouillées ; elle s’immobilise, regarde là-haut les rochers où les plus grands ont recommencé leurs courses, repart en sens inverse, se retourne à nouveau… Pendant ce temps une camionnette blanche remonte au ralenti le chemin de l’alpe ; deux hommes en sortent, vérifient une clôture, remontent, repartent, et poursuivent ainsi leur travail ordinaire sans se douter du caractère inouï de ce jour, de cette heure.

Montagne impassible, soudain bien austère avec son calcaire noirci maculé de neige sale, son écharpe et son chapeau de brume – on dirait un vieillard à la bouche tombante, à moitié assoupi, un vieil ogre pour interdire aux enfants le chemin du col.

« Venez voir la grande montagne-là, regardez le grand rocher-là » s’exclame Clément en désignant du bout de son bâton-épée avec une fougue épique la montagne – et de se persuader que le col est tout proche. « Allez viens, on va le dire à papa : pourquoi ne pas aller au col ? »

Pourquoi pas, en effet… mais l’orage gandalfien répondra, furibard : « Vous ne passerez pas ! »

 

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2.

La vallée des Cairns

 

Vanoisejuillet2016

 

Trois vautours fauves traversent le ciel absolument bleu. On profite de chaque marmotte pour s’octroyer, sans perdre la face, un temps de pause parmi les fleurs.

 

Bien avant le col les étagnes bêlent, le vent fait wouh wouh, la cascade splouu splouu. Il est clair qu’on ne gardera aucune preuve de notre passage au col de la Vanoise : plus de batterie pour l’appareil photo avec lequel je fixais les images, et les paroles prononcées dans le micro du dictaphone qui me sert de carnet seront couvertes par un vacarme intranscriptible.

 

On arrive cependant à la « Vallée des Cairns », qui semblent imiter en miniature les aiguilles des crêtes. Les enfants s’affairent aussitôt, les deux mains (puis les pieds) dans l’eau, pour construire le leur, pendant qu’on slalome entre ces chef-d’œuvre de l’art montagnard – et l’on dirait des sépultures, des dolmens, des pagodes, des tours médiévales, des ruines antiques, des stupas, des figures divines et animales. Déjà les enfants, pris du syndrome de Babel, parlent de faire de leur tour, qui n’atteint pas encore quarante centimètres, « le plus grand cairn du monde », et Clément gazouille dans les aigus « oh my god ! » et le mot « tsunami » qu’il semble beaucoup apprécier et que lui inspirent les vaguelettes du lac effleuré par le vent. On a ainsi un bon résumé des procédés utilisés par l’être humain pour échapper à la solitude, à l’ennui, à la tristesse, et se mettre en phase avec le moment et le lieu :

– agir, bâtir, faire quelque chose avec ses mains ;

– amplifier le peu qu’on a fait au moyen de l’hyperbole (tsunami, Babel, etc.), « babeler », bavasser, pipeler, se raconter des histoires en se donnant le beau rôle, inventer des légendes ;

– ponctuellement puiser dans la mémoire d’autres histoires qui viennent alimenter l’histoire principale comme les cailloux le cairn ;

– faire montre d’une ambition démesurée, qui défie les limites temporelles humaines (de fait, la base du cairn, d’une circonférence d’un mètre à présent, imposerait une bonne semaine de travail, alors que l’heure tourne déjà et que le vent rend la place peu confortable) ;

– revenir à la sensation première, à la matière : pierre et eau (eau surtout, dans laquelle les enfants pataugent de plus belle) ;

– trouver des manigances pour aller au-delà de ses forces, par exemple en faisant rouler la pierre qu’on ne peut soulever ; réinventer la roue…

 

Cela n’empêche pas l’heure de tourner quand même, mais ça aide, ça fait passer le temps, et on laisse en partant un signe à d’autres, et la tâche de poursuivre.

 

*

 

Au Col de la Vanoise on s’attarde plus que de raison, festoyant d’une tartelette aux myrtilles qui est exquise parce qu’elle nous relie à d’autres moments exquis ; puis on se presse à contre-vent, comme en déroute.

 

*

 

Huit chamois sur le chemin de retour. La harde a été séparée en deux par les intrus pourtant discrets que nous sommes. Le mâle dominant attend après avoir mis à l’abri au sommet du pierrier les femelles et les deux jeunes à la robe sombre.

Le cercle clair de ces bêtes superbes à contre-jour dans les éboulis et les ombres qui se creusent alentour.

La grande paix de la vallée des cairns qu’on parcourt en sens inverse à une heure tardive où plus personne ne passe.

Le soulagement du chamois isolé qui, sitôt après notre passage, court pour rejoindre ses congénères.

La grande paix de la route du retour.

La neige des sommets restée au fond des flaques.

Le bêlement du jeune bouquetin séparé de sa mère.

Puis les pleurs de l’enfant, la cheville blessée, et la longue course solitaire à travers la montagne à minuit…

 

12-18 juillet 2016, Refuge d’Entre-Deux-Eaux et col de la Vanoise.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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