Avant l’orage

AVANT L’ORAGE

 

Bargy juin 2017

 

 

Gris, bleu, gris, bleu, gris.

Clameur, silence, clameur, silence.

Tout autour des crêtes gris clair tournent les nuages, tourne l’heure et tourne ce gypaète qu’on suit aux jumelles jusqu’à en avoir le tournis et qui, comme c’est étrange, n’est pas celui qu’on regardait ici même il y a vingt ans mais son déjà presque lointain descendant, et c’est vraiment à douter de tout…

Les bouquetins rescapés du massacre dévalent la pente et passent un par un le col.

Une biche qui suivait en sens inverse le sentier soudain se fige, puis bifurque en se cachant derrière les rochers – et l’on ne voit plus d’elle que les fragments pariétaux de son échine, de ses hautes oreilles dressées ou d’un bout de sa croupe blanche.

Gris, bleu, gris, blanc, gris.

Clameur, silence, silence, clameur.

Chaleur.

L’appel d’un coucou.

L’orage qui ne vient pas.

L’un des moments les plus heureux qu’on ait connus est enfermé là-haut dans cette Combe Sauvage où l’on avait bivouaqué en compagnie d’un troupeau de bouquetins, d’un gypaète, d’une hermine et d’un tas de crânes (il faut lire Le grillon de l’automne pour y croire).

Comme naguère un mouton passe la tête par-dessus la ligne oblique de la pente et regarde l’intrus ; puis voici une deuxième tête identique à la première, puis une troisième, une quatrième, une cinquième, jusqu’à ce que le troupeau au complet se trouve assez téméraire pour passer en bêlant.

Un grillon caché dans l’herbe épaisse frotte un peu ses élytres, mais n’ose pas chanter.

Blanc, gris, gris, gris, noir.

Clameur, silence, silence, silence.

Il reste encore un peu de lumière, et l’écho des derniers bêlements accrochés à la page du carnet. Là-haut le vol du gypaète croise la trace de l’avion, dont le déplacement rapide donne l’impression que c’est toute la montagne qui part à la dérive.

Dérive.

On dérive dans la distance débonnaire, si peu.

L’oiseau, l’avion, la falaise, les souvenirs heureux enchâssés en ce massif, s’éloignent.

Si je renverse ma tête dans l’herbe et si je m’endors, est-ce que je reviendrai en arrière ? Ou bien, projeté soudain en avant, ma chair brûlera et j’offrirai enfin au grand vautour broyeur d’os une offrande digne de lui ?

Puis l’orage éclate. Dans l’habitacle ballotté du char qui nous malmène on ne voit plus rien que des trombes d’eau noire.

 

Massif du Bargy, col de la Colombière, 3 juin 2017

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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