Gard, août 2017

 

NOTES DU DERNIER VOYAGE

 

 

Dernie voyage 01

  

« Soldat sans joie, va, déguerpis ! L’amour t’a faussé compagnie… »

Alain Bashung

 

 

Le combat, cette fois pour de vrai. Les mots ou la vie. On n’en meurt pas. On n’en meurt plus. Prends-toi ça dans le ventre. Rampe. Fais gaffe aux échardes, aux éclats, aux barbelés. Avance quand même car on n’en meurt plus, on ne meurt pas. On vomit. On tombe. On se relève. On est son propre vautour et, dieu que ça déchire, ces coups de becs dans l’estomac.

On n’en jouit pas. On ne s’en réjouit pas. On revomit. On retombe. On se relève, et cela commence à ressembler à une danse guerrière, à quelque chose au moins de présentable. On joue les bravaches. On parle. On dit : pas la faute à. Pas la faute de. Le combat, inévitable. Celui-ci maintenant ou un autre plus tard. Seul on est, seul on sera, seul de toute façon pour faire face à.

On parle en apesanteur. Les mots ou la mort. On se laisse tomber, caillou, dans cette fosse dont le fond se dérobe. Et puis enfin parvenu aux portes du pire, on s’offre l’exutoire ou le coup de talon d’une grande colère et l’on remonte à toute allure sans respecter aucun pallier de décompression. On crie à tue-tête, dans sa tête, en plein désert : lâcheté ! mensonges ! trahison ! On épuise vite son stock de colère, fagots de paille, brève flambée qui laisse place nette, sable brûlé. Pas la faute à. Pas la faute de. Juste le combat ordinaire. Reprends-toi ça dans le ventre.

Avec cela on fait des vaudevilles, des tragédies, des crimes passionnels et des romans policiers, des poèmes et des chansons. Optons pour la chanson et clamons : « Que vais-je faire de cet abandon ? À qui en faire don ? »

 

Là-bas cependant au loin tu devines, tu imagines, comme arraché à ton ventre, le plaisir et leur joie. Arbre abattu ton tronc leur sert de table, leur sert de lit ! Ou bien, vieil arbre mort, tu sers d’humus à d’autres pousses et la forêt revit de ta pourriture.

Sauf que tu n’es pas mort. Tu ne meurs pas. Quand tu retombes, tu te relèves déjà plus vite. Dehors il fait déjà moins noir. Dehors, c’est l’aube.

Première nuit, encore en vie.

 

 

dERNIER VOYAGE 02BIS

 

L’aube.

L’aube du dernier voyage, ou l’ultime concert de notre beau quatuor, qui s’accordait si bien.

Voici. Ce fut ainsi, et c’est encore ainsi sur la page du carnet.

Poudrées d’ocre et de rose les limites du tableau s’empourprent, pâlissent, bleuissent dans une clameur de tourterelles, et la lumière dorée frappe les pierres de la façade ouest. Contrastes impeccables. La maison dorée dort encore, bête paisible, pas coupable, pas humaine. Sur la paille sèche qui borde le champ jaune glissent des dizaines de tout petits escargots aux coquilles si blanches qu’on les croirait vides ; en voici toute une grappe réfugiée dans les feuilles d’un maigre rejet de ce qui ressemble à un frêne. Ils sortent à la fraîche, en ce moment de douceur qui, ici, en été, ne dure guère, puis ils s’enferment dans l’habitacle de leur maison, qu’ils maintiendront fermée jusqu’à la nuit.

La maison dort profondément, insouciante, pas gênée, pas honteuse du soleil qu’elle dédaigne.

Plus loin, derrière la petite haie de bouleaux si dorés eux aussi qu’on croirait déjà voir l’automne, parade la soldatesque toute-puissante, enviable, des vignes alignées au garde-à-vous, nulle plante allogène ne s’immisçant dans leur bataillon exemplaire, et chaque cep solidaire de son voisin exhibant ses grappes de fruits pâles.

Au crépuscule hier on goûtait ensemble le vin âpre, capiteux, formidablement parfumé produit par ces vignes, et il faut bien avouer que c’était comme boire un peu du paysage. Fête étrange, ainsi, sur cette terrasse inconnue, en ce pays inconnu, trop sec, trop rude, trop ensoleillé, où la tristesse a semblé un instant faire relâche comme, dans une pièce de théâtre particulièrement tendue, l’échappée d’un bon mot qui fait rire le public − mais ce n’est finalement que plus cruel. Les enfants riaient. À dix heures ils lisaient encore dans leur chambre nouvelle, pas inquiets. Les cigales aussi continuaient de striduler – puis leur chant s’est arrêté brutalement, comme si elles avaient obéi à quelque signal cosmique qu’on n’avait pas perçu. On se disait que l’usure, que l’éloignement, que les charmes factices de l’ailleurs et de l’autre pourraient être jugulés par le charme plus puissant peut-être de ces après-midi sans fin, par la grâce des terrasses en été, et ce repas qu’on partageait.

On imagine que, dans ce pays de vigne où l’agriculture domine encore si impérialement le paysage pas encore laissé à l’abandon contemplatif ou propriétaire de néo-ruraux plus ou moins bourgeois, plus ou moins bohèmes, les maisons sont construites et reposent sur la base autrement plus solide de l’argent et des terres. Les ombres sur la façade s’effacent, une hirondelle rejoint son nid sous le toit : le mas ne tremble pas, rien ne tremble dirait-on dans ce paysage sûr de lui (et cependant saturé de chimie autant que de soleil, n’en doutons pas).

Venir en ce lieu, c’était tenter, mais trop tard, de travailler aux refondations de sa propre maison, stopper le glissement de terrain qu’on sentait venir, qu’on n’avait pas vraiment vu venir pourtant, auquel on ne pouvait pas croire et qu’on vit à présent au ralenti, sans autres cris que rentrés, sans autres plaintes que de papier, avec une douleur nette et tranchante, car l’on se dit que si c’est chose incroyable que d’être aimé c’en est une plus dure à croire encore que de ne l’être plus.

Le grand mas bien stable dort de son sommeil lourd, et l’on dirait l’une de ces maisons vues en rêve, déportée ici dans ce coin de Gard assez isolé, joyau brut mordoré posé simplement dans son écrin de ciel clair.

Les fourmis parmi les pailles à présent s’agitent, se mettent au travail. On entend le bruit des engins agricoles, les plaintes des bêtes, les appels des paysans ; le travail des fourmis ne produit quant à lui qu’un infime grattement, un tout petit tam-tam répété sur la terre sèche pour rythmer le rite, la danse, les mille taches qui assureront la permanence de la fourmilière.

Un coup de feu claque, une illusion éclate.

L’hirondelle regagne en hâte son nid, protégé désormais depuis qu’on met à l’amende les salauds qui les détruisent.

Escargots aux coquilles livides, hirondelles aux nids protégés, fourmis, vignerons, priez pour moi : je tremble pour ma maison.

 

 

Dernier voyage 03

 

« Quelqu’un fit entrer le malheur dans la maison heureuse. »

Jacques Bertin

 

La maison cependant tient encore debout, et le combat s’alanguit − combat de longue haleine qui suppose des uppercuts lents, des moments où l’on reste à terre, le souffle coupé et les dents dans la poussière, et d’autres où l’on se relève, où l’on s’écarte, où l’on se défie du regard avant de s’empoigner derechef.

Voici cependant que le soleil frappe aux carreaux – mais sans violence, discrètement, comme un ami, ou comme frémissent aussi les feuilles des lilas restés verts.

Voici que le sax d’Ornette Coleman se joue de toute contrainte, passe à travers les embusques, lançant contre tout éclat de colère ses propres éclats de rire et, à la face de l’esseulé : Tomorrow Is the Question !

Voici que m’épaule mon petit combattant, mon enfant guerrier qui s’arme à son tour de mots pour explorer les images, affronter le silence, faire jouer les riches rouages de son imaginaire car « une fois qu’on est inspiré cela vient tout seul » et nous voici partis.

Le temps de reprendre souffle.

 

 

 

Dernier voyage 04

 

Le Gardon, ce n’est évidemment pas cela, cela que j’ai aujourd’hui sous les yeux : ce ru douteux rétréci par la sècheresse, où l’eau striée de reflets arc-en-ciel ne circule plus et où les déchets stagnent comme des méduses mortes. Je regarde avec dégoût ces trous d’eau verdâtre à quelques encablures de la route, dans lesquels mijotent des marmots dodus et leurs parents ventripotents, cependant que d’autres, encore bien plus énormes, ont posé – comme moi ma maigreur – leurs ventres, leurs clopes et leurs packs de bière à l’ombre des bambous.

On dira que c’est facile de dénigrer, ou bien, pire, on s’en réjouira en réclamant : encore, plus de sarcasmes, pousse la caricature, la haine du gras et le mépris des gens, du peuple, de la populace ! Je ne suis pas fier de moi, de cette aigreur du moment, de cette tristesse qui dure et qui décidément m’interdit de quitter ma zone d’ombre pour aller, comme il faudrait, faire jouer dans l’eau les petits qui me réclament, dont la bouderie a pris fin plus vite que la mienne et qui ne savent pas que le monde de leur enfance est en train de sombrer. Que voulez-vous : c’est trop de douleur ; et le Gardon, ce ne peut être cette eau acide qui coule devant mes yeux.

 

Il faut remonter en amont, remonter le temps.

 

Douze ans. Les galets éclatants. Comme à présent mes enfants, et comme tous les enfants, j’en choisis deux bien lisses, faciles à prendre en main, et je les frotte l’un contre l’autre longtemps, en plein soleil, jusqu’à éprouver une sorte d’ivresse. Je sens une odeur de fumée et je continue de plus belle, pressentant, au bout de cette litanie des pierres frottées, quelque chose comme la possibilité d’une extase.

Douze ans. Le trouble des corps nus, qui étaient beaux alors, effrayants, désirables. Toute la rivière et la garrigue alentour, le ciel trop bleu, la caresse du vent et de l’eau sur la peau nimbaient le monde d’une sensualité diffuse, obsédante comme le cri des cigales, inquiétante, attirante. Dans l’eau marquetée de lumière, sur les pierres lisses ou parmi les reflets, je me tends, me détends, pressentant quelque chose comme l’imminence de l’extase.

Douze ans donc, c’est cela à jamais le Gardon. Flottant dans l’eau profonde sous l’œil de ma mère (dont l’image cependant a pâli, presque effacée à l’arrière-plan du souvenir), je me dis qu’il serait bon d’écrire un poème sur ces reflets. J’en trouve les premiers mots, que je me répète pour ne pas les oublier – et la suite s’écrira dix ans plus tard, devant le bassin du « Grillon de l’automne ». Puis je me sèche sur les galets brûlants, lisant une bande dessinée d’E.P. Jacobs achetée à la librairie-pâtisserie d’Uzès et puis, avec une autre fascination, le livre blanc acheté dans cette même librairie : Mahamudra, le grand geste.

« Lorsque l’esprit ne trouve plus aucun lieu où se fixer… »

Assis parmi les pierres, gravant à jamais dans ma mémoire le désir du « grand geste » sous les regards indiens des falaises et la voûte céleste, je pressens, j’entends l’appel d’une plus vaste extase, la voie du Grand Sortir – que je suivrai, plus tard, que je réaliserai même je crois, en partie, et pour quoi ?

Les nœuds dénoués se renouent.

L’illusion brisée se reforme plus loin dans le courant.

Les barrières abattues en rêve se redressent au réveil.

Je reste là, au bord de ce trou d’eau que je ne reconnais pas, gros jean comme devant, amer, rétréci, enfant boudeur déçu, et décevant.

Demain, je plongerai.

 

Dernier voyage05

 

 

Les tourterelles ne se taisent pas, fouettant l’air limpide des lianes molles de leur mélopée, fouettant avec application – et puis, parfois, quand elles s’envolent pour changer de perchoir, une plainte plus aiguë, comme une protestation.

Air étale, pas un nuage.

Les ifs, c’est du poison ; qui pourrait s’en douter, quand deux tourterelles de concert y roucoulent ?

Les chants cependant se déplacent, se décalent, amenant variations, ruptures de rythmes, imprévus dans cette partition trop tranquille. Une troupe d’étourneaux traverse en vrille, risque un looping puis s’abat sur la portée des fils électriques qu’elle couvre d’une série serrée de croches entourées de silence (et nulle clé, bien sûr, pour lire tout cela qui n’a d’autre sens que celui que l’on y projette).

La petite hirondelle – pas si petite que cela, déjà prête pour l’envol mais plus peureuse peut-être que ses frères et sœurs – se tait à l’intérieur de son nid sous le toit, et se met à crier sitôt qu’approchent les parents qui la nourrissent encore.

Cri d’un pivert aussi, des moineaux, des pinsons. Cri flûté qu’on n’identifie pas, qui évoque la jungle. Et tous les cris rentrés qu’on n’entend pas, mais qui font en arrière-plan de ce matin calme comme une clameur continue qui défait toute possibilité de silence et de paix.

Resté seul sur son fil, un étourneau sansonnet, tout moiré quand on le regarde de près mais qui n’est, de loin, qu’une petite tache noire dans le ciel vide, appelle en vain ses congénères.

 

Dernier voyage 09

 

Dormir le jour, veiller la nuit, jeûner, et de nouveau rêver : ainsi passent les premiers jours d’épreuve. C’est façon, je sais bien, de contourner l’épreuve, ou de se protéger, c’est selon, et de parer les coups (Achille lui-même usait du bouclier).

Dormir. Veiller. Regarder. Le noir dedans. Le noir dehors. On se découvre un certain goût pour la plongée sous-marine : toujours plus noir, souvent sans fond.

On replonge.

La douleur pure et sans haine lave.

On s’y trempe. On en sortira peut-être plus solide, et lumineux comme une lame.

Lames. Larmes. Lames.

 

 

Dernier voyage 06

 

 

Cette fois le père a plongé parmi les poissons, les chiens, les vacanciers, les mégots et, dans l’eau douteuse, trompeuse, algueuse, joue son rôle. Les cigales aussi alentour jouent leur rôle autant que les enfants qui rient et s’agitent sous l’œil séculaire de l’énorme tortue de calcaire qui, bouche entrouverte, semble goûter l’eau avant de s’y enfoncer. Depuis une heure le chien noir nage à la poursuite du bâton qu’on lui lance, son acharnement devenant de plus en plus rauque à mesure que l’heure tourne.

Sur les rochers on parle de l’été. Des trentenaires évoquent avec étonnement deux de leurs camarades de lycée qui, dix ans plus tard, vivent toujours en couple. Une famille entière de tonitruants obèses se lance à l’assaut du sentier assez raide qui mène au parking pour, disent-ils, « re-rentrer ». L’heure tourne. On entend moins les gens, davantage les cigales qui ne creusent nullement la pierre mais sont la voix de la forêt.

Un avion passe. La demi-lune s’efface. On regarde dans les miroitements étourdissants de l’eau, tourner et se perdre l’été.

 

Derniervoyage10

 

 

Ainsi tout bouge. Bifurque. Se brise. Brûle et, comme la fumée, se reforme pour être à nouveau plus loin brisé.

 

L’épreuve, c’est le mouvement.

 

L’écrire ne suffit pas : il faut le vivre et, pour cela, voir voler en éclats les murs qui protégeaient, le confort du cocon – pour de bon.

 

Les enfants souffriront ? Ce sont de petits d’hommes, soumis, donc, aux épreuves.

 

Et il y a pire, bien pire, pour tant de gens, bien pire que ta maison soufflée.

 

Cap au pire pour nous tous.

 

Prends ton souffle.

 

Respire.

 

 

Dernier voyage 08

 

 

Grand souffle

grande et très lente

respiration

qui avale

qui recrache

qui déporte

les bateaux les voiles

les cris d’enfants

grand souffle profond qui lave

qui éparpille

qui simplifie

tout ce fatras qui grouillait là en toi

qui tout étale

qui égalise

en sa grandeur

à sa hauteur

les petites histoires que les gens disent

que les gens vivent

que les gens lisent

les châteaux de sable, les rêves

de châteaux en Espagne

et de corps impeccables

toutes nos petites histoires

remises au rythme

du battement d’aile de la sterne dans l’air gris

et du grand souffle de la marée

et voici aussi que se remet en branle

le temps morcelé de nos âges

de nos enfances, de nos vieillesses

emportées par

le rondeau lent des rouleaux blancs

l’écume

l’horizon

blanc

où tout

sereinement

se désagrège

et se dissout

dans le grand souffle.

 

 

Savignargues, La Grande Motte, 28 juillet au 3 août 2017 / Le Villard, 5 au 8 août 2017

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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