Normandie, Picardie, Oise (été/automne 2018)

 

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C’est lété 2018. Deux années ont passé depuis le dernier séjour en Normandie. Les hasards de la vie m’ayant ramené dans ces parages normands et picards (ultérieurement oisiens, puisque « oisif » n’est malheureusement pas attesté pour désigner ce qui se rapporte à l’Oise !), je reviens avec, dans ma besace, quelques fragments de plus, quelques images de falaises et de ruines, que je dépose ici, comme toujours, pour mémoire.

1.

Amiens

 

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Le miaulement des mouettes à l’arrivée égare, et je renverse la tête comme pour crier en direction du ciel gris où brille l’éclair d’un phare. Cette ville m’est inconnue, mais je sais bien qu’Amiens n’est pas au bord de la mer. Je regarde un moment la grande tour moderne dont la forme et l’éclat d’un rayon de soleil sur une vitre ont, associés aux cris des mouettes, fait naître cette illusion de phare, et que je ne sais pas encore être la tour Perret. Dans les années 50, ce gratte-ciel symbolisait avec un certain panache la reconstruction de la ville détruite ; on y a depuis rajouté un cube en verre lumineux qui, tout en dénaturant le bâtiment d’origine, achève d’en faire un phare.

Je laisse passer le flot des voyageurs, puis je m’en vais à la dérive par le canal gris d’une large avenue.

Cette ville m’est inconnue. Je n’y suis qu’en transit, pour un temps très court, sur le chemin incertain de ma propre tentative de reconstruction, car je me sens un peu, à mon infinitésimale échelle, comme une ville en ruine. Un éclair blanc me guide et je me laisse porter par le flux de la foule bariolée qui semble le suivre aussi et m’aide à éviter les obstacles. Derrière mes lunettes noires je dévisage tous les gens que je croise, soudain persuadé que je vais croiser S.

Cette ville m’est inconnue, mais j’ai inscrit plusieurs années durant son nom, associé à celui de S., sur des enveloppes. Ce fut une amitié et une correspondance juvéniles d’une grande intensité, mais qui s’est achevée assez tristement il y a longtemps. Je n’imagine pas que S. ait pu déménager et je m’attends sincèrement à voir son visage apparaître, inchangé, parmi les milliers de visages qui apparaissent et disparaissent à mesure que j’avance.

Je ne connais personne. Un fin jeune homme assis sur le banc d’un square lève le nez de son livre, me dévisage, esquisse un sourire comme s’il m’avait lui-même reconnu, puis se replonge dans sa lecture. Un vieux manège tourne non loin, dont la musique mêlée de rires d’enfants me fait baisser la tête. Un enfant pleure, on n’entend plus que lui, ce n’est pas supportable. Un enfant pleure et je pleure, je pleure, j’arrive en pleurant devant la cathédrale : Notre-Dame déplacée au milieu de maisons ouvrières en briques ; et moi, pleurant, déplacé tout autant…

Je trouve sans peine le bel ange du portique occidental qui, soutenu par son diable, tient de sa main gauche un rouleau, et dont l’index levé de la main droite semble dire quelque chose comme : « Attends voir, je me souviens… mais oui, c’est bien cela !… »

 

 

2.

Aumale

 

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Haut mal. La bruine dans l’air frais du matin brouille les contours de l’église noire qui se profile sur fond gris, les voitures qui passent bruyamment sur les pavés et la tache bleue au centre de la place.

« Nous allons bien nous amuser ! », disait Gilberte au narrateur – et cette phrase répétée en écho des décennies durant fait remonter en mémoire toutes les promesses non-tenues de l’enfance, promesses d’éternité heureuse, d’éternelle protection.

Qu’est-ce qui n’en finit pas de se briser toute nos vies durant – et puis, de vie en vie, jusqu’à épuisement du gisement de douleur et de vie ?

Devant l’église noire, rongée, touchante d’être si vieille et vide, on s’affaire au nettoyage de la place, à l’arrosage absurde des plantes sous la bruine. On va chercher à petits pas la baguette, les croissants. Une trouée incandescente perce le gris à gauche du clocher, dans le prolongement de la gargouille à tête de chien noir, aussitôt ravalée par les nuages. Personne n’a rien vu.

Cris d’étourneaux, de martinets et de tourterelles mêlés au ronflement de la fourgonnette municipale qui transporte la citerne. Passe un homme à tête de pigeon, puis une femme-poule hagarde. Tous ces gens qui tournent sur cette place, tournent sur place, semblent avoir perdu quelque chose, semblent perdus – et la tache bleue avec eux.

 

 

3.

Saint-Romain-de-Colbosc

 

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Le petit crachin qui depuis le départ criblait de gouttelettes le pare-brise s’est arrêté, et la voiture aussi, qui s’était mise à émettre une fumée dense et blanche annonçant assez clairement sa fin. Il y a bien pire cependant que la mort d’une voiture, pire que l’accident, pire prison que l’enclos barbelé d’où je griffonne ces lignes, pire tristesse que de ne pas voir la mer, ou d’être seul, ou de n’être capable de rien voir, de rien dire : imaginer, imaginer seulement que le temps, que la vie, que la lassitude ou que quoi que ce soit puisse venir voiler le plein soleil de l’amour du père et du fils, la pure lumière promise à nul effacement.

 

C’est ce que je répète à part moi un moment, songeant déjà à m’échapper, à rentrer, avant que de pique-niquer en silence dans la fournaise de ce parking rempli de voitures déglinguées qu’on m’interdit de photographier (le spectacle est pourtant poignant) « à cause du trafic de drogue »…

 

4.

Trouville, Cabourg, 13 juillet,

cérémonie d’été

 

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Bien sûr à l’approche du Casino tout se tend. Je pense à elle, devinant partout son absence (quatre ans aujourd’hui). Je sais que nous nous sommes promenés autrefois sur ce quai, et elle bien avant ma naissance. Je ne veux pas payer le passeur. Je veux revoir la mer.

*

 

C’est une autre absence, ou la même, que l’on scrute derrière les baies vitrées du Grand Hôtel de Cabourg, beau navire échoué qui rappelle un autre âge, puis que l’on célèbre sur la plage à mesure que le soleil déclinant dore l’immense façade. On part bien trop tôt, avant que tout ne s’embrase vraiment puis disparaisse, laissant la cérémonie s’achever seule.

 

5.

Jour de fête à Dieppe, Varengeville,

Poitiers et ailleurs

 

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Il y a, juste en contre-bas de la petite église où est enterré Georges Braque (Hans Hartung et bien des peintres sont venus en ce lieu et y ont vécu des jours heureux), une valleuse, une faille, qui descend jusqu’à la plage. Comme souvent lorsqu’un lieu est à la fois superbe et touristique, on a cherché, et partiellement réussi, à le salir, en lui imposant une « œuvre d’art » contemporaine (cette fois, quatre ballons colorés pareils à des bouses de vache géantes au beau milieu d’un champ où paissent de vraies vaches) ; au moins cela oblige-t-il le touriste à renoncer au cliché qu’il s’apprêtait à prendre.

 

À marée haute quelques nageurs hardis se jettent dans l’eau trouble. Le ressac, le bruit des galets, la terre qui tremble, la mer qui bouge, le vent doux et le plein soleil de juillet brassent et font battre dans la tête des images rutilantes comme des vitraux. On entend encore les cris fous des goélands sur les toits de Dieppe pendant que la foule du marché célèbre à sa façon la beauté du monde − poissons morts tout luisants, fromages, saucissons secs. Sous les paupières on revoit les troènes enivrants, les hortensias luxuriants, la craie douce et blanche qui s’effrite sous la main au pied de la falaise, les maisons à colombage toutes de guingois, les vastes demeures où l’on n’habitera jamais qu’en rêve et puis, au bout du chemin bordé de hauts murs de terre surmontés de platanes, près du drapeau français patriotiquement déployé, la devise de la République carnassière ainsi revisitée : « Boucherie, Charcuterie, Volailles ».

 

À marée basse on marche longtemps sur la plage étincelante (ce moment est très beau) ; puis on salue la Vierge de Gérard David au musée de Poitiers, et les ruines romantiques de Jumièges que perturbent encore, mais à peine, les rumeurs du monde, avant que d’échouer au bord de la Seine. Aux carrefours des crétins éméchés et hilares arrêtent les voitures pour exiger le coup de klaxon, le salut au fanion, la joie de rigueur en ce jour de communion nationale où l’on peut montrer du doigt ces mauvais Français qui n’applaudissent pas mais que le déferlement criard des foules patriotes inquiètent (quelques mois plus tard ils remettront cela sous une autre couleur). Cela n’empêche pas la lumière dans les champs de lin d’être superbe.

 

 

 

6.

Ault

 

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Le petit village englouti d’Hugo tient bon, tient mal, aguillé à sa falaise qui s’effrite, et l’on marche en rêvant le long des façades décrépies des maisons à louer ou à vendre (jamais cependant on n’habitera ici, mais on en aura au moins rêvé). Beauté nue des hautes falaises de craie coupant les vires sèches. Paysage pastel, dégradé de bleu vert, de bleu jaune, de bleu blanc et de craie. Peu de gens. Les cris des goélands et le fracas de la marée montante. Une tête de phoque émerge peut-être, un peu plus loin, et le lent pendule des goélands tourne dans le ciel blanc.

 

En rêve on repeuple ces ruines, comme hier celles de l’abbaye de Jumièges qui sont aussi belles que les plus belles des falaises. On cherche, parmi la laideur partout répandue, les paillettes de la beauté dispersée et puis, malgré les moqueries des mouettes on mêle un petit souffle de flûte au grand souffle du vent.

 

En rêve on aura reconstruit ici, en terrain condamné, les fondations d’une nouvelle habitation.

 

7.

Premiers froids à Gerberoy

épilogue trois mois plus tard

 

 

Gerberoy

 

 

L’été a passé, puis l’automne, et je suis revenu faire dans ces parages un dernier tour de manège. Quel enfant pourrait refuser un dernier tour de manège ?

Je me souviens de Gerberoy. J’y revis en rêve la belle parenthèse d’une autre vie hors du temps et pourtant nimbée de cette sourde mélancolie des vacances finissantes, des amours perdues, des grands châteaux abandonnés, des jardins en novembre, de toutes ces traces d’un passé figé, poignant.

Je pense souvent à Gerberoy, j’en rêve même encore quelquefois. Il me suffit de fermer les yeux et je revois aussitôt les ruelles pavées, le décor immuable de la place avec son puits, ses hauts marronniers jaunissants dénudés par la mineuse, les arcades du marché, les fossés où s’entassent les feuilles mouillées. Je revois la promenade des remparts, la belle collégiale où je regrette de ne pas être allé m’asseoir tous les matins ou jouer de l’accordéon pour les anges, les jardins du Sidaner si tristes en cette fin d’automne (Proust n’est-il pas passé par ici ?), la petite maison à colombage impossible à chauffer, bien sûr, où l’on sent déjà mordre les premiers froids.

 

 

Nous sommes fin d’octobre. Après avoir roulé longtemps le long des prés brumeux où broutent des cygnes, franchi la ligne invisible qui marque à peine dans le paysage la frontière entre la Normandie et la Seine Inférieure, désormais « Maritime », au lieu-dit Pierrepont (deux masures, pas même un ru), remonté la colline et garé la voiture devant les remparts du village, on pénètre à pied dans l’enceinte préservée du village.

À midi le soleil traverse de part en part la maison, qui resplendit comme un château. Toute la haie de lierres en fleurs bourdonne de l’activité frénétique des rares abeilles et des guêpes nombreuses dont la taille et la beauté attirent l’œil – beauté un peu maléfique puisque, de fait, il s’agit du redoutable frelon asiatique qui, ici comme partout, supplante la frêle guêpe autochtone et attaque les abeilles.

L’air est encore doux, et douce la lumière d’automne qui fait reluire le pavement coloré à l’intérieur de la collégiale. On suit le chemin des remparts, passe devant les jardins en terrasse du Sidaner (mais il est bien trop tard pour les fleurs), flâne sous les frondaisons.

Midi sonne au clocher de Gerberoy, et l’on part en vadrouille.

 

 

L’Abbatiale de St Germer de Fly est le dernier vestige d’une abbaye bénédictine qui fut vaste, prospère et puissante, et un exemple remarquable, dit-on, du premier gothique. Si l’extérieur en impose encore, l’intérieur en revanche est en très mauvais état (on a tendu sous le plafond un filet qui retient les pierres et les pigeons morts). Il semble qu’on ait collé aux ruines romanes d’une petite église le rêve extravagant d’une élévation gothique, et les proportions malheureuses de l’ensemble évoquent cruellement le croisement entre un labrador et un basset – noble tête, port rachitique. La Sainte-Chapelle attenante n’est pas mieux proportionnée.

Rien de tel en revanche lorsqu’on visite l’imposante collégiale Saint-Gervais Gisors, à quelques kilomètres de là, dont la beauté renaissante donne l’impression de se promener dans le sous-bois lumineux d’une forêt de hêtres, ou la modeste église Saint-Pierre à Neufmarché, à peine gâchée par les hideux ajouts contemporains. À Gisors encore, on salue le petit château de timbre-poste qui semble sorti d’une enluminure du XIIe siècle avec ses remparts de pierre construits sur le modèle des palissades en bois.

Douce marche dans la forêt de Lyons, où je cueille au pied des bouleaux les deux seuls bolets de la saison (que j’abandonnerai plus loin). Premières gouttes, craquement des glands sous le pas, nulle traces de bêtes, très peu d’oiseaux.

 

 

On part de bourg en bourg, d’église en château, visitant celui-ci, à Miromesnil, où naquit Maupassant , celui-là, fortifié, de Rambures, encore un décor de conte de fée, où la pauvre Marie de Rambures se mourait de froid et de nostalgie tropicale dans sa chambre-volière, ou l’imposant château de la Roche-Guyon, idéalement situé au-dessus de la Seine. On pousse jusqu’au Crotoy sur le littoral, où Jules Verne habita une petite maison blanche et bleue, on retourne rêver à Ault où la lumière est encore à pleurer. À Giverny, où l’on arrive pour la toute dernière journée d’ouverture, ce n’est pas tant le jardin qui éblouit, que la collection d’estampes de Monet…

 

Installé chaque matin à la fenêtre qui donne sur la rue, entre deux radiateurs qui ménagent dans la vieille maison froide un petit espace de douceur, je songe à la nouvelle de Maupassant « Première neige », qui dit si bien l’insupportable usure du froid dans un manoir normand ; mais ici tout est doux, tout est bien habitable. Je joue de l’accordéon devant la fenêtre, et les rares passants s’en étonnent.

 

Puis novembre tombe d’un seul coup de vent glacé sur le village déserté, et les petites feuilles du rosier grimpant auquel s’accroche une dernière fleur pâlotte se mettent à trembler. Tremblent aussi les hortensias défaits, les branches du grand marronnier de la place, la haie de lierre sur le mur de brique où ne s’affaire plus aucun insecte, les herbes folles entre les pavés, le duvet du rouge-gorge. Une tourterelle presque invisible traverse le ciel uniformément gris. On franchit à reculons les portes de ce monde tremblant.

 

Je ne reviendrai pas à Gerberoy, puisqu’il est impossible de revenir en arrière, mais j’y songerai souvent.

 

 

Normandie, Picardie, Oise, juillet et octobre-novembre 2018

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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