Une fois de plus, bipèdes bien vivants on se redresse, on s’étire, on secoue sa torpeur de fin d’hiver, on charge le sac et on se met en chemin. C’est un beau jour de la toute fin mars, un beau jour idéal pour aller « boiler dans les hurles », comme chantait Colette, et rejoindre les crêtes. Ce qui nous y rappelle ? Une certaine lumière qui déborde du ciel, une pulsion printanière, l’envie de voir plus loin, le désir de tracer un point de plus sur la ligne intermittente de toutes ces marches qui forment, depuis l’enfance, pour nous autres gamins des montagnes, la « haute vie » – ou bien simplement le plaisir de saluer les chamois avant qu’ils ne délaissent leur robe sombre des jours froids pour la tenue claire de l’été (les marmottes, elles, ne se réveilleront pas avant deux semaines).
Voici donc les premiers pas (c’est toujours, ce sera toujours les premiers, la première fois, ce pourquoi on ne se lassera jamais) sur un petit sentier forestier baigné de lumière et de mousse, à travers la forêt presque silencieuse. Les geais, sentinelles des lisières, ne signalent pas l’arrivée des intrus (à moins que, depuis le temps – mais ce serait trop beau – ils ne nous considèrent plus comme des intrus ?). On franchit la frontière du pont au-dessus du Bréda sans apercevoir aucun cincle, aucun signe. Un saule marsault orne le ciel bleu pâle de ses fleurs cotonneuses où ne butine aucune abeille, parce que la température est encore froide pour elle, mais qui vrombissent de bourdons ; parmi les aiguilles et les cônes d’épicéa proprement nettoyés par les écureuils, on observe une petite abeille sauvage ; puis les ruines d’un grand tronc mort marquent, autant que la neige, l’arrivée dans l’autre monde des alpages.
On chausse les raquettes peu avant le premier chalet, une jolie cabane en pierres et en bois de construction récente où une part de nous habite en rêve à l’année (mais oui on pourrait vivre ici, vivre bien, vivre de peu, disons d’un peu d’amour et de neige fondue – puisque le bassin est presque entièrement recouvert de neige). Puis on grimpe d’un bon pas jusqu’au deuxième refuge de la Petite Valloire, dit « chalet de la Fouetterie » : une pierre grise posée parmi les pierres dans la montagne blanche.
Ici on pose son sac de soucis et de victuailles, déjà moins lourd parce que marcher allège des tracas d’en bas et qu’on a mangé en chemin. On escalade l’échelle à laquelle un barreau fait défaut et on s’installe sur la plate-forme extérieure qui permettra de dormir en plein air et qui semble une cabane d’enfant. On s’embusque là-haut, sous une couverture, pour guetter le passage des bêtes, le mouvement du monde. On palabre devant un thé brûlant, on se réchauffe, on se retrouve, et l’on retrouve étrangement des sensations de carbet amazonien ou de camp au désert, à cause de cette atmosphère de vacance en pays sauvage et des mots insouciants qu’on échange autour du feu avec des inconnus.
On parle du feu, on parle de voyages et de pistes à parcourir. On s’informe de l’état de la neige et de l’emplacement du col auprès du jeune skieur qu’on a vu tantôt redescendre de la Grande Valloire. Un aigle traverse le ciel limpide, imité plus tard par un, deux, trois parapentes : insatiable d’espace, on poursuit par le regard l’ascension.
Palabres et silences sous la toiture du chalet, où l’on s’allonge dans un coin de soleil, la tête calée contre une poutre. C’est un monde à part que celui de ces cabanes non-gardées, un microcosme avec vue plongeante sur le macrocosme. Le temps s’y étire comme toujours en montagne, et tout en soi fait relâche. On répète qu’on n’est vraiment bien que sur ces hauteurs.
Palabres et silence dans la montagne. Bruit d’ailes, bruit d’eau, bruit du temps qui fond insidieusement car le monde renaît à partir de la neige primordiale. On est ici comme à l’orée d’un guet. Passera ? Passera pas ? Ça passe, passera, passe toujours si on sait garder le pas sûr du marcheur, ça passe et passera sûrement comme fond la neige au soleil.
Silence. Bruit d’eau, chant de la brise. Pas un cri, aucun appel. Le temps s’apaise. Ça passe.
Sans la charge du sac et sans but à atteindre, comme la progression est légère – pour un peu on s’envolerait ! Entre la montagne et le marcheur résonne une musique plus ancienne que la musique : le cœur en donne la pulsation, le vent dans les triples croches des sapins en souffle le rythme noir. On glisse dans le sillage laissé par le jeune skieur, et quand on s’arrête naturellement on bombe un peu le torse parce que tant de beauté rend fier. La montagne nous offre une auréole immaculée, les raquettes mangent nos ombres.
Soudain cela m’inquiète. Ici comme partout j’ai peur, peur de mes ombres, peur de mon ombre, peur de l’ombre qui reste tapie en moi, peur, en la perdant, de me perdre moi-même. Marcher ici est comme un rêve, que restera-t-il du rêveur au réveil ? Je murmure au mont quelque chose comme : « Tu es si lumineux que cela ne laisse aucune place à mes ombres, et que suis-je sans elles ? Ma vie sans ombres – comment y croire ? »
Les ombres, cependant, demeurent : à mesure que le soleil décline et devient rasant elles creusent la glace, soulignent les traces, et révèlent dans l’enchevêtrement des dunes blanches l’immensité des déserts. Elles cernent encore cette cabane en contrebas, à moitié ensevelie par la neige, au fond de la combe griffée par l’avalanche.
Mes ombres, cependant, demeurent : je les retrouve dans ma peur du vide qui fait que, pour redescendre, je glisse piteusement sur les fesses en m’esclaffant à l’arrivée du sapin – après tout les manchots font ainsi…
Enfants nos pas nous conduisaient vers la montagne, et l’on cherchait parmi les éboulis les traces du passé, les fossiles et les crânes. Nous n’avons pas perdu notre enfance : nous la retrouvons derrière chaque crête, qui s’éloigne, qui nous attend, qui nous pousse à grimper jusqu’à la crête suivante, qui s’échappe encore et lance un cri depuis l’autre versant.
À la nuit tombée c’est du côté des étoiles que brille notre enfance, entre les flammes du bivouac qu’elle danse. On s’assoit auprès d’elle. Il y a le vent dehors, le chant, la guitare, et une demi-dizaine de nomades au-dedans, heureux comme des gosses dans la montagne.
Crépuscule du soir, crépuscule du matin. Sur le chemin de la Grande Valloire mon pied incertain a vite dérapé et j’ai regardé dévaler dans le ravin la bouteille tombée du sac en songeant que c’était ce qui m’arriverait si je continuais sur cette pente. La Petite Valloire, après tout, offre déjà un beau panorama, en lequel on s’engage lentement.
Mouvements arrêtés de la neige où s’entrecroisent les traces laissées par les rares skieurs, les randonneurs, les renards, les chamois, les avalanches, les gels et dégels successifs.
Effort lent, doux, nullement pesant. Souffle régulier, chaleur dans l’air vif. Sur la crête apparaît la tête du premier chamois, un mâle imposant qui vient jauger le danger éventuel puis qui, manifestement rassuré, se couche près d’une pierre.
Effort lent, heureux, aérien, tout tendu vers ce qui semble un col et qui n’est, on s’en aperçoit une fois qu’on y est, qu’un rempart de neige n’offrant aucun passage, mais une vue plongeante sur l’autre versant où l’on voit cavaler un troupeau de chamois.
Les chamois bientôt se couchent sur la neige et s’assoupissent au soleil de midi.
Silence et blancheur. Bruit du réchaud grâce auquel on fait fondre un peu de neige pour le thé ; silence plus profond ensuite.
On a creusé dans la neige une table et un banc d’où l’on surveille ce territoire auquel on sent qu’on appartient – car, n’inversons pas les choses, ce n’est pas parce qu’on s’installe ainsi momentanément à des hauteurs qui interdisent l’habitation humaine, qu’on se sent supérieur ou propriétaire de quoi que ce soit, pas même de cette table et de ce banc de neige, et la montagne aurait tôt fait de rabattre notre caquet si l’hubris nous venait.
Dans le grand silence éblouissant la guitare à présent se fraye un chemin subtil. Elle tisse une sorte de fil entre les domes blancs en contrebas, les pics sombres en contrehaut, et notre présence. Les notes s’envolent comme le discret tichodrome aperçu tout à l’heure, s’appuyant sur les ascendances du silence sans les perturber, et l’on entend très bien, accompagnant cet air andin qui nous déporte vers d’autres latitudes, la basse continue du silence.
Un instant le fantôme du chanteur à banjo vient funambuler sur les arêtes de ma mémoire, et mon cœur se serre ; son fantôme fredonne quelque chose comme : « Vivez heureux aujourd’hui, demain il sera trop tard », ou bien : « Sur la terre comme au ciel, tête en l’air !… » et puis, comme il a gardé l’élégance et la pudeur que l’exubérance parfois épuisante de l’artiste ne faisait que masquer, il s’éclipse, on sèche les larmes et l’on revient au moment et au lieu.
À midi dans la montagne
le blanc partout creusé
raffiné
travaillé
proclame la permanence
et l’éphémère
de la beauté
sur le fil de laquelle on funambule
bravant le vertige
niant la redescente
laissant s’enrouler le regard
dans le cercle du lac gelé
puis remonter jusqu’au grand ciel.
En ce lieu où le soleil
comme un voile blanc d’hiver
fait perdre les repères ordinaires
une voix demande alors
est-ce que c’est le printemps
l’heure de repartir
l’aube d’une autre vie ?
est-ce que c’est le jour et l’heure
où les liens brisés
se renouent ?
est-ce que c’est le printemps ?
Alentour le blanc creuse
raffine
travaille
et partout proclame
la permanence et l’éphémère de la vie.
Montagne du Tigneux, 30 et 31 mars 2019
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.