« Fais-moi revenir au monde »
(grotte de Prérouge, Bauges)
1. Les noix
À cause de la roue qui tourne encore (animée non par l’eau du Chéran mais par un moteur électrique) et à l’invite d’une pancarte et d’un quidam, on pénètre à l’intérieur du moulin. Quatre ou cinq Baujus sont occupés à broyer des noix pour en faire de l’huile, dans un tableau vivant patiné par le temps. Un peu grisés par l’odeur des noix on regarde longtemps la meule qui écrase les coques, le jeu compliqué des poulies, l’étrange mécanisme dont l’aiguille mesure fébrilement on ne sait trop quoi…
Cette image entrevue à l’improviste au détour du chemin, cette image qui n’est pas une carte postale, pas une reconstitution pour touristes mais une vraie scène de vrais gens simplement occupés à ce travail ancien et paisible du pressage des noix, un instant nous ramène en un temps où le temps, lui, était bien moins pressé.
2. La grotte
Ombres douces sur les vieux murs, sur le sentier, ombre totale à présent. Qu’on ouvre ou qu’on ferme les paupières, on ne voit plus défiler que le même paysage mental mêlant souvenirs anciens et récents, champs de pissenlits en fleurs ou fanés, échos des solitudes lointaines ou très proches. On a éteint les lampes, on reste silencieux et bientôt on n’ose plus ni rallumer, ni parler – si les enfants n’étaient pas là on resterait sans doute ainsi figé très longtemps, hors du temps.
Les Bauges, forteresse déjà si bien protégée de la laideur du monde, cela ne suffisait pas : il fallait encore venir s’enterrer ici !
3. La rivière
Bruine sur le carnet, que l’arche du petit pont au-dessus ne protège qu’à peine. Une sorte de très grand grillon affolé court se réfugier dans le pli de mon pantalon, qui est de la même couleur que lui et qu’il doit considérer comme un terrier. C’est ici que, depuis que le Chéran existe, on a construit des ponts – je suis d’ailleurs assis sur le replat laissé par un ancien pilier. L’eau passe, c’est par ici que l’on passe.
On entend non loin les cris des enfants mêlés au vacarme de l’eau.
Temps très gris, arbres très verts, deux pissenlits d’un jaune éclatant, l’eau glauque qui tourbillonne, la mousse presque noire, et les rires des enfants.
4. Revenir
Quel pont construire pour relier entre eux ces éléments disparates et, surtout, pour se relier à eux ? Les traces griffonnées dans le carnet posent au moins les fondations, prennent acte de la séparation qu’elles ne prétendent pas combler. Rien ne comblera la faille, la grotte, la rivière, la blessure. Sur les murs des grottes nos grands frères d’avant l’écriture ont peint, gravé, dessiné des figures qui, elles aussi, prenaient acte de la séparation et tentaient peut-être d’en réparer les conséquences les plus funestes – cette grande solitude de l’homme. On n’a certes pas grandi depuis en sagesse, mais en tristesse et en conscience de la séparation, ce qui nous oblige à tenter d’inventer de nouveaux ponts.
J’écris, cependant, et je m’éloigne encore, devenant à mesure mon propre fantôme. Je suis resté dans la grotte, dans la forêt, près de la meule qui continue à écraser les cerneaux de noix, ou bien je tourne en rond dans l’eau glauque – alors finalement je me tais, ou bien je parle pour de faux, pour de vrai, à quelqu’un qui est vraiment là, puis je vais voir les enfants qui, ça y est, nullement au courant de la grande séparation de l’homme et de la nature, se baignent franchement dans l’eau glacée, qui sont encore bien de ce monde où leurs rires éclatants me font revenir.
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.