Vigie, juillet 2019

 

 

 

Écrire au soleil

 

 

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Plein soleil sur la terrasse, le livre, le carnet.

La lecture de Proust ravive le désir d’écrire, fragilisé ces derniers mois par la fragmentation du temps et par une sorte de paralysie légère qui n’est pas due à la simple paresse mais plutôt à une conscience accrue de l’inanité et du danger d’écrire – ou plus encore rejeté presque au second plan par le désir et l’urgence de vivre, et donc de n’écrire que pour accompagner, amplifier, fortifier, maintenir au moins le mouvement de la vie, ce qui ne peut paradoxalement se faire qu’en le fixant tout comme je l’ai fait, l’autre soir, avec les éclairs que je photographiais (avant de m’aviser qu’il était plus efficace de me contenter de filmer la tempête) ; la lecture de Proust, qui me parle à nouveau depuis que l’incompréhensible amour pour Albertine a laissé place au deuil et aux réflexions sur les livres qui « nous remettent en contact avec la réalité de la vie », mais aussi la longue et si belle floraison des châtaigniers qui semblent éclater au soleil de juillet comme des feux d’artifice, celle plus discrète du spirée près du barbecue en ruines, celle bien odorante des petits tilleuls de la place du village qui affolent les abeilles, et alentour les appels fous des passereaux que j’ai soudain l’impression de vraiment entendre, les bourdonnements des abeilles au travail (leurs déjections ont transformé la table où j’écris en tableau pointilliste) ainsi que ces voix d’enfants qui fusent de la fenêtre de la chambre, mêlées aux chants d’oiseaux et à la musique de Satie car Clément aime écouter de la musique tout en jouant avec son ami Arsène, et cette triple association de l’enfance, de la musique et des oiseaux achève de donner à l’éphémère du moment et à cette phrase prolongée par jeu ad libitum un parfum de douce éternité, sans doute parce qu’elle me relie encore et encore à mon enfance inachevée, à ce quelque chose d’intense et de mystérieux qui tremble dans la jeunesse comme une rivière souterraine et continue à vibrer plus sourdement à mesure qu’on avance en âge, atténué par le deuil et la peur du temps, me rappelant plus précisément un autre moment de juillet particulièrement heureux où, assis sur la terrasse des Vellats sous les volets vert olivier, du temps où ma mère était en vie et l’harmonie du monde presque inentamée, j’écrivais un poème pour célébrer et me souvenir, un poème dont j’ai d’ailleurs retrouvé ici la trace, et que je sentais tourné vers cet avenir qui est maintenant mon présent, et déjà du passé au moment de relire…

Un vent tiède agite un peu les bouleaux et le mirabellier ébouriffé. Je lis, je recopie dans les marges :

« …Et parfois la lecture d’un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, car les forces de l’habitude, l’oubli qu’elles produisent, la gaieté qu’elles ramènent par l’impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l’emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d’un beau livre, laquelle, comme toutes les suggestions, a des effets très courts… »

« …À partir d’un certain âge nos souvenirs sont tellement entrecroisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu’on lit n’a presque plus d’importance. On a mis de soi-même partout, tout est si fécond, tout est dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes dans les Pensées de Pascal que dans une réclame pour un savon… »

«… L’homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d’années plus jeune, et qui entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à la portée tantôt d’une époque, tantôt d’une autre… »

 

Des guêpes affairées tournent autour de la table.

Schubert a supplanté Satie, le temps passe au ralenti, puis une petite voix demande : « Papa, c’est quand qu’on mange ? »

 

 

 

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