Vigie, juillet 2019

 

 

 

 

Jours blancs

 

 

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Jours blancs, ciel blanc, temps blanc moite et tendu d’avant l’orage, que l’on attend. Sur la peau brûlée de l’enfant le pus s’étend – on bande la jambe, on nettoie la plaie. Soi-même on se sent une sensibilité de grand brûlé, à cause de la chute, du temps, de l’âge, de tout ce qui fait si bien pressentir l’échec qu’on a la tentation d’en accélérer rageusement la venue. Tout pèse, tout irrite, c’est à cause de l’orage dans nos têtes. Même la paix des chats qui ne comprennent rien à la violence du monde. Même les palabres chez les voisins d’en haut ou le cri-cri des insectes dans le jardin gagné par les ronces. Les mouches qui ont envahi la maison heurtent les vitres avec un petit bruit exaspérant. Comme elles on est pris au piège. Partir ou rester ne change rien. Écrire, peut-être, pourrait laver la plaie, on y croit encore quelquefois mais c’est par habitude, ou parce qu’on est « encore jeune » et qu’on veut croire en quelque chose.

 

Temps blanc, temps des défaites. Ça passe, tout passe, il suffit de patienter en dormant, en lisant.

 

Lu cette nuit Sérotonine de Michel Houellebecq, parce qu’une amie m’en a dit du bien alors que je n’en avais entendu dire que du mal et que je voulais pouvoir lui dire ce que j’en avais pensé en faisant abstraction du personnage public. Je n’avais jamais lu de livre de Houellebecq, sauf quelques pages autrefois, à Madère, à cause de ce beau titre de La Possibilité d’une île, mais la vulgarité du vocabulaire, conforme aux canons de l’époque, et le négligé de la syntaxe, tout aussi conforme (à croire que l’auteur contemporain se doit d’écrire comme un élève de quatrième pas trop doué, en évitant toute marque de littérarité et tout ce qui ressemble à une phrase complexe) m’avaient fait refermer rapidement le livre. 

Cette fois, cependant, j’étais d’humeur à lire ça. J’ai réussi à passer outre la vulgarité, la syntaxe négligée, les clichés.

Passer de Proust à Houellebecq est difficile, mais éclaire sans doute sur l’époque : le lyrisme discret, la douceur, l’élégance, la tendresse, la finesse de compréhension et d’écriture, tout cela qui irradie de la moindre page de Proust laissent place à l’aigreur, au nihilisme, au porno soft justifié par le romantisme déçu du narrateur ou de l’auteur qu’il protège.

De Proust, il est d’ailleurs question dans Sérotonine. Dans un passage plutôt intéressant où la phrase prend enfin un peu d’ampleur, le narrateur, qui fait mine de ne plus croire en l’amour tout en montrant qu’il y croit très fort mais qu’il n’a pas eu de chance (donc qu’il n’est pas un salaud à haïr mais un pauvre type à aimer), déplore bizarrement que l’amour de la jeunesse soit le point d’aboutissement de La Recherche comme de La Montagne magique :  

« Ainsi toute la culture du monde ne servait à rien (…) puisque dans les mêmes années (…) Marcel Proust concluait, à la fin du « Temps retrouvé », avec une remarquable franchise, que ce n’étaient pas seulement les relations mondaines, mais même les relations amicales qui n’offraient rien de substantiel, qu’elles étaient tout simplement une perte de temps, et que ce n’était nullement de conversations intellectuelles que l’écrivain se nourrit (…) mais de « légères amours avec des jeunes filles en fleurs ». Je tiens beaucoup (…) à remplacer « jeunes filles en fleurs » par « jeunes chattes humides » ; cela contribuera me semble-t-il à la clarté du débat, sans nuire à sa poésie… »

Passons sur cette question de vocabulaire (je ne trouve décidément rien de poétique ni d’intéressant, ni même de réellement provoquant dans cette façon de remplacer « jeunes filles en fleurs » par « jeunes chattes humides », cela ferait bailler d’ennui j’en ai peur jusqu’à mes collégiens…). La Recherche aboutit à un vibrant éloge de la littérature comme façon de donner sens à la vie. Le livre de Houellebecq, lui, a des qualités narratives, dans l’entrecroisement de l’intime et du sociétal (encore qu’il semble avoir fait une liste des sujets à aborder, de la crise agricole à la pédophilie en passant par les méfaits de la mondialisation, d’une façon en général froide et caricaturale), dans la manière de composer le portrait de son narrateur, et surtout dans les descriptions de lieux plus ou moins désolés ; mais la raison d’écrire tout cela, on ne la comprend pas. Écrire pour aller jusqu’au bout du néant, Beckett l’a fait avec une autre force, et Kafka tant d’humour ! La confrontation douloureuse à la contingence, j’ai lu cela dans La Nausée de Sartre quand j’avais dix ou douze ans, l’ai vu dans Le feu follet de Louis Malle il y a des lustres : le discours est le même, l’exigence formelle en moins. Paul Auster, dans un même registre post-apocalyptique, est d’une autre élégance. Etc.

 

Mais peut-être est-ce parce que, même désabusé, même maussade, même miné par la tristesse en ces jours blancs où l’orage ne vient pas, je reste encore naïvement persuadé que quelque chose (écrire) ou quelqu’un viendra me sauver et nous sauver. Quand j’aurai vraiment tout perdu, quand je serai bien vieux et vraiment seul, quand il n’y aura même plus autour de moi la montagne et les chats pour me rappeler la douceur de vivre, peut-être n’écrirai-je plus, ou bien écrirai-je comme Houellebecq, ce qui revient au même. 

 

(Cela m’étonnerait.)

 

 

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