Vigie, août 2019

 

 

 

La chatte

 

 

 

Dana

 

 

On s’attache à nos bêtes, cela n’a rien d’étonnant tant l’homme se projette sur toute chose, projette son histoire…

 

Au petit matin calme je reste assis là sur la terrasse, avec ma petite Siamoise Dana lovée sur mes genoux. Hier soir elle a donné des signes d’agitation inquiétants, à tel point que j’ai cru à une attaque, une insuffisance rénale, une infestation carabinée aux puces ou aux parasites intestinaux, que sais-je. Elle ne parvenait pas à dormir (ce qui, pour un chat domestique, peut être considéré comme un signe clinique particulièrement inquiétant), montait et descendait les escaliers, venait sans cesse contre moi pour réclamer une aide que je ne pouvais pas lui apporter, et ses pattes arrière étaient agitées de soubresauts incontrôlables. Elle n’avait pourtant pas de fièvre. Je lui ai administré le vermifuge et le comprimé anti-puces habituels (avec bien des difficultés pour les lui faire avaler de force car personne ne pouvait m’aider en la tenant et qu’elle se débattait), puis je lui ai massé les pattes une bonne partie de la nuit. Elle a fini par s’endormir contre moi et semble, ce matin, bien plus reposée que moi. Les soubresauts ont disparu.

On s’attache à ces peluches thérapeutiques que sont nos chats d’une façon évidemment folle, peut-être parce qu’ils nous font oublier la réalité de l’horreur infligée à l’ensemble du règne animal par notre espèce (au moment où je griffonne ces lignes, les brebis de Joël broutent près de moi, nullement concernées par la question puisqu’elles ne seront, elles, jamais inquiétées, et mourront de leur belle mort après une indigestion d’herbe fraîche ou de fourrage). On s’y attache parce qu’ils sont des prolongements de notre propre histoire, parce qu’ils la résument, parce qu’ils la balisent.

Dana, c’est le don. Je l’avais offerte à Nathalie pour son anniversaire après mon ultime retraite bouddhiste auprès de Fabrice Midal, façon de fêter ma « libération » des enseignements (je n’ai plus jamais fait de retraites, ma vie ayant pris alors un autre tournant), marque de gratitude. Elle était la plus chétive des Siamois de la portée, et notre premier chat de race. Cette petite merveille de douceur et de fragilité avait été accueillie à coups de griffes par la chatte Onça, qui avait failli lui crever un œil (l’opération n’a presque pas laissé de traces, et c’est aujourd’hui Onça qui, œil pour œil, est borgne). Elle est à jamais liée à une époque heureuse de ma vie, à cette fin d’été aux Vellats, et cette image de Nathalie assise sur un hamac rouge dans le jardin vert, très belle, très pure, limpide alors comme au premier jour, trompeusement limpide (car il n’y a rien de plus trompeur qu’une eau claire).

Dana est devenue le doudou des enfants, et surtout de Léo, qui ne dort jamais sans elle. Elle est la chatte de son enfance, cet animal si précieux dont la mort marque souvent une étape importante dans notre dégringolade vers l’âge d’homme. Elle lui « parle » dans un langage particulier, avec une gamme de miaulements qu’elle n’utilise que pour lui. Lorsqu’il rentre du collège, elle sort de la maison pour venir à sa rencontre, puis le suit de pièce en pièce. Elle le réclame lorsqu’il n’est plus là, et ne vient me rejoindre que par dépit.

 

Toute la nuit j’ai vu défiler le passé qu’incarne ainsi cette petite boule de poils clairs. Ma chienne Patawa est morte l’été dernier, et j’ai pensé que la mort de Dana serait, en cette fin d’été, un signe insupportable. Le soleil inonde maintenant le jardin où la voici en chasse. Il semble qu’il n’y ait plus de raison de s’inquiéter, pour l’heure.

 

 

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