Souvenirs de scènes

 

Combien de jours encore ?… Thiéfaine replugged aux Zéniths de Dijon et de Paris, les 13 mars et 14 avril 2023

 

 

Cette fois nous serons dans la fosse. L’idée même de fosse, cette partie de la salle dépourvue de sièges qui permet au public des spectacles de musique amplifiée de se masser devant la scène, m’a toujours inquiété, comme si je devais ne pas m’en relever, mourir étouffé, écrasé, un autiste agoraphobe paranoïaque légèrement claustrophobe ne peut cauchemarder pire. Toujours est-il qu’aujourd’hui nous serons dans la fosse, avec Élodie qui a accepté le défi malgré son hypersensibilité aux lumières et aux sons. C’est un défi.

Tant qu’à être dans la fosse, mieux vaut pouvoir être placé tout devant, accroché à la barrière, ainsi que je me souviens tout de même l’avoir fait en mai 2009 pour un très beau et assez calme concert de Bashung à Saint-Etienne (mais je n’avais pas conscience, étrangement, que c’était la fosse, étant arrivé cinq ou six heures avant tout le monde puis mêlé à un public très sage, respectueux, attentif, bienveillant et pas trop tassé). Sitôt ma lecture au cellier de Clairvaux terminée, nous filons donc au Zénith de Dijon. Les grands échafaudages visibles de très loin où perchent les corneilles et où s’affiche le mot Zénith, malgré la laideur du bâtiment me replongent dans une exaltation qui retombe un peu lorsqu’on arrive devant les portes, en file « early » (ouverture 30 minutes avant tout le monde pour quelques euros en plus), où attendent une trentaine de personnes toutes vêtues de noir. On dirait un enterrement ou une secte, ce qui met un peu mal à l’aise. Chacun a revêtu le sweet à capuche H.F. Thiéfaine que je porte moi-même, moi qui suis également vêtu de noir comme je l’étais dans mon adolescence. Je ne ressens pourtant pas de connivence immédiate avec ces inconnus aux visages un peu fermés, dont certains fument (les nuages de fumée âcre ne cesseront guère plusieurs heures durant) ou boivent des bières qu’ils jettent bruyamment dans la poubelle en face. Ils sont peu nombreux, ces pochtrons vieillissants, mais ils rendent l’atmosphère pesante et on les remarque parce qu’ils parlent fort. À ma gauche deux ou trois hommes ainsi boivent bière sur bière, et lorsqu’il faut changer de file pour la fouille, l’un d’eux qui ne tient plus debout s’exclame avec un certain sens de la dérision que « c’était bien, la barrière ! » Mais il y a surtout deux femmes aux traits tristement marqués par l’alcool qui, de plus en plus ivres, offrent ce spectacle pathétique d’adolescents paumés naguère qui ont vieilli sans parvenir à s’arracher à leurs addictions. Passés de l’autre côté de la barrière pour être au plus près des portes, elles invectivent le reste du public pour que chacun recule en prévision de l’ouverture et leur laisse la place, sans que personne ne bronche. Quelque part un portable diffuse bien des chansons de Thiéfaine mais on ne chante pas, crispé par ce spectacle déprimant. Une foule débonnaire cependant se masse derrière nous. À l’ouverture des portes je file m’installer sur la partie droite de la scène, assez loin des poivrots dont l’une au moins est en pleine crise de délirium et hurle « ne me touche pas ! » à un fantôme, pendant qu’on confisque à Élodie la petite boîte de noisettes et d’amandes dont elles sauve de justesse le contenu qui doit la sauver d’une éventuelle hypoglycémie. Elle me rejoint, nous sommes en place.

C’est une nouvelle attente qui commence. Je bavarde plaisamment avec deux jeunes étudiants qui connaissent tout Thiéfaine. C’est vrai que le nouvel album superbe, avec des lignes mélodiques plus travaillées et surprenantes que naguère ! On parle de l’architecture sommaire du Zénith, de l’évolution de l’artiste (quand je l’ai vu la première fois le jeune homme avec qui je bavarde avait, dit-il, « moins douze ans » !). Bien entendu je devrais lui expliquer que tout était bien mieux avant, sauf que ce n’est pas vrai, ce n’est pas ce que je pense : je l’aime davantage maintenant, et le spectacle acoustique était, on en convient sans peine, superbe. On s’interroge sur la façon dont les poivrots de tout à l’heure vont pouvoir gérer l’indispensable évacuation des litres de bière consommés, alors qu’il est difficile de quitter la fosse sans perdre sa place, et que tous les gens qui sont autour de nous ont pris garde justement de boire très peu, et surtout pas d’alcool, afin d’être pleinement disponibles pour le concert.

L’immense salle se remplit peu à peu. Premiers sifflets, Élodie se protège avec les bouchons d’oreilles. Le public de Thiéfaine a changé. D’aucuns le regrettent parce qu’il  bouge moins, paraît-il, parce qu’il est tout simplement moins jeune, lui dont l’adolescence s’est étrangement prolongée bien au-delà de la date limite (en 1990, alors que l’artiste chante depuis une vingtaine d’années, la moyenne d’âge n’atteint pas vingt ans…). Ce public naguère n’acceptait pas les premières parties, renvoyées sans ménagement ; aujourd’hui, on écoute le jeune chanteur à guitare qui présente ses chansons. Il a de la prestance, une belle voix rocailleuse, des textes empreints de nostalgie qui évoquent le jeu des enfants ou la disparition du père. L’ensemble est touchant, avec quelques envolées de guitare électrique comblant les amateurs.

Puis voici Hubert, dont on entend la voix puissante chanter « Droïde Song » pendant qu’un déluge d’éclairs rouge et blanc raye la scène plongée dans le noir. C’est très prenant, très fort – à tout point de vue, car le vacarme des guitares saturées ne cessera plus, et ne faiblira guère pendant plus de deux heures.

On chante à pleins poumons, sans s’entendre, en chœur avec les autres spectateurs – et notamment les deux étudiants qui ressemblent tant à ceux que nous étions il y a vingt ans qu’on pourrait se croire revenus en arrière, d’autant plus que l’artiste chante surtout d’anciennes chansons. C’est ainsi un étrange moment de communion paradoxale avec les autres, certes, mais aussi et surtout avec ces moments du passé, ces concerts de 1988 que je n’ai vécus que de loin, sans vraiment pouvoir y participer.

Par moments, quand je chante avec lui en entendant sa voix, c’est moi qui suis sur scène, vivant de brefs instants de projection onirique. La voix du chanteur n’a pas faibli, inchangée, puissante et même plus vibrante que lors de la tournée précédente. Le voilà tout près, deux mètres à peine, détendu, chez lui sur cette scène face à la foule du Zénith, plaisantant parfois, parlant peu mais avec bienveillance et pudeur, et enchaînant sur un rythme effarant la longue liste des chansons.

Ce que cependant je regrette, c’est le manque de nuances des orchestrations rock, qui ne permettent aucune pause, aucun décrochage dans le volume sonore qui redonnerait sens au fortissimo. Même la « Page blanche » que j’aime tant sur disque aboutit à l’inévitable duel d’artillerie des guitares, et même « Combien de temps encore », qui eût été parfaite en simple guitare-voix conclu par un silence, est gâchée à mes oreilles par un interminable instrumental dans lequel même le sax perd toute musicalité. J’aimerais pouvoir entendre la salle chanter « Sweet amanite » ou « Mathématiques souterraines », mais l’ampleur du son ne laisse aucune place au public. Je m’éloigne mentalement. Des très beaux éclairages, on n’aperçoit que des flashes depuis le premier rang, ce qui oblige à fermer parfois les yeux. Je continue pourtant à chanter, à taper dans les mains, à faire tous les gestes que font les spectateurs qui participent à l’action, mais je décroche doucement, ramené cependant par des rappels d’intensité, par certains mots, par l’enthousiasme de mes voisins.

À côté de moi, je vois qu’Élodie, bien présente au début, s’est refermée. Quand le concert s’achève, elle s’effondre sans pouvoir se relever, tremblante, épuisée par la saturation sonore et visuelle. Elle est allée au-delà de ses limites, au-delà de ses forces, et l’on repart tant bien que mal, car il faut évacuer la salle et s’arracher à cette barrière qu’on est en train d’enlever.

Il fallait tenter pour savoir. Moi aussi je croyais pouvoir monter sur le toit et réparer la gouttière, jusqu’à ce que je me retrouve, sitôt enjambée la fenêtre, paralysé par la peur, incapable même de franchir à nouveau le chambranle pour revenir à l’intérieur ! À mesure qu’on revient sous les grands arbres où dorment les corneilles, qu’on retrouve le silence et le vent nocturne, on s’apaise. Quand même, on a passé l’épreuve de la fosse, même si on en revient un peu cabossé, pas vraiment prêts à recommencer (j’irai seul avec Clément au Zénith de Paris, en gradins) – pas fâchés pour autant avec l’artiste, qui a été remarquable, non, mais juste plus conscients de nos limites.

 

*

 

Le concert au Zénith de Paris quelque temps plus tard permet de nuancer, compléter et conclure.

Installé cette fois dans les gradins, je savoure le recul qui permet d’apprécier la beauté des éclairages et de goûter cette fois à certaines nuances que je n’avais pu percevoir à Dijon : ainsi le final de « Combien de jours encore » me semble-t-il plus juste, moins tonitruant. L’artiste lui-même enchaîne sobrement les titres, la fatigue n’étant perceptible, à peine, que grâce à quelques confusions mineures sur certains textes. Quelque part dans la salle, Renaud regarde son confrère d’un œil morne, parait-il (moi je ne l’ai pas vu), et reste sans réaction quand les lumières se rallument : sans doute a-t-il déjà replongé, peut-être envie-t-il secrètement l’excellente santé de son compère qui, lui, ne boit plus depuis quinze ans…

Moi-même, je songe avec tristesse que ce sera sans doute la dernière fois que je verrai Hubert sur scène (je ne pouvais pas prévoir qu’il passerait à Grenoble l’automne suivant…) – car si l’artiste a toute ma sympathie et n’a d’évidence pas dit son dernier mot, je ne me sens décidément pas en phase avec son public : ces troupes de malpolis qui arrivent au dernier moment et parlent à tue-tête pendant la première partie d’Armand Méliès ; tous ces gens qui allument sans précaution aucune leurs portables tantôt pour filmer des bribes de chansons, uniquement les anciennes, ou consulter messages et infos quand il s’agit d’une chanson nouvelle (mention spéciale à mon voisin de devant, à qui j’aurais volontiers fait avaler le dit instrument) ; ce type derrière moi qui m’intime sans ménagement l’ordre de me rasseoir parce que je me suis levé à l’avant-dernière chanson, « Soleil cherche futur », ainsi qu’il me semblait tout de même normal et digne de le faire, au lieu d’attendre quatre minutes plus tard l’inévitable « Fille du coupeur de joints ».

La batterie de mon téléphone, que je n’ai pourtant pas utilisé, est vide, si bien qu’il ne m’est plus possible de joindre Franck et Marie, qui sont quelque part dans la foule et que je pensais rejoindre en sortant. Je repars avec Clément le long du canal, chantant quand même encore pour la nuit et la Seine : « Combien de jours encore ?… »

 

Dijon, le 11/03/23 et Paris, le 14/04/23

 

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