Route, juin-Juillet 2014

 

SANS REGRETS

 

Alignées côte à côte, têtes baissées et battant le tempo du temps de leur queue, les vaches broutent les hautes herbes. Le retour, pour quelques jours, d’un plein temps d’été ensoleillé, redonne de l’ampleur aux feuillages. Un chevreuil traverse d’un grand bond le champ (c’est un adulte bien cornu, et plus farouche que ces jeunes inconscients qu’on croise en ce moment sur la route et qui souvent daignent à peine s’écarter au passage de la voiture). Jeux d’ombres sur les façades et sur la route. Plein soleil. Plein épanouissement de l’année. C’est aujourd’hui le jour le plus long, mais on ne ressent pas cela comme une ligne de crête après laquelle il n’y aurait plus qu’à dégringoler (ce que vont pourtant faire les jours déjà déclinants) mais plutôt comme une porte d’entrée. Ici s’ouvre le large corridor des jours les plus longs. À main droite une corneille attaque un milan. Ici la route est maculée de sang. On ne sait pas quel accident a eu lieu ici, quel animal s’est fait percuter : il y a simplement cette grande flaque de sang rouge cerise.
À propos de cerises, celles de Presle sont bien rouges, qui font crier les enfants et les oiseaux. Trois hirondelles bavardent sur un fil. Le grand figuier de Presle est recouvert de fruits, lui aussi. Et cet oiseau qui vient de passer entre les branches des châtaigniers en fleurs, je crois bien que c’était le coucou. Je garde en tête sa longue silhouette se grise.

Je voudrais garder en tête toute cette longue silhouette grise de la route et pouvoir la refaire de mémoire comme on rejoue un morceau d’accordéon sans instrument, discrètement, pour s’entraîner et presque sans bouger les doigts, pendant un moment d’ennui. Un jour je ne pourrai plus rouler. La route de ma vallée me sera aussi inaccessible que celle que je parcourais jadis, avec parfois quels éblouissements, entre Balata et Rémire, en Guyane. Mais je pourrais encore peut-être quelque temps en fredonner pour moi seul la mélodie.

La perspective, dérisoire en soi, d’un tel écho, d’un tel prolongement, n’est cependant qu’une manière de m’inciter à regarder maintenant ce lieu que je traverse (quand l’heure vient de s’en aller pour de bon, on a sans doute mieux à faire que de s’accrocher à des souvenirs.) À regarder avec plus d’intensité, plus d’acuité, à considérer cette pie qui fourrage sur le bas-côté dans toute son incongruité, dans toute sa spécificité. Cette route éphémère, il ne sera pas dit que je l’aurai traversée machinalement, abusé par l’idée que ce sera mieux ou plus intéressant ailleurs et plus tard.

Cet exercice cependant, que j’aime comparer à des gammes ou à la répétition inlassable d’un même morceau qu’on cherche à s’approprier, n’est pas un sacerdoce. Passé le léger inconfort qu’il y a à s’extraire du ronronnement rassurant des pensées ordinaires, il y a à être là (ou même plus modestement à tenter de l’être) un profond plaisir ; être là incluant d’ailleurs tous les lieux passés et quelques-uns de ceux qui sont à venir : cette sorte de liane qui tombe des troncs nus jusqu’à la route un instant m’a ramené en Guyane, et ces crêtes d’où toute neige a disparu est un appel aux randonnées estivales.

Puissions-nous ainsi partir sans regrets.

vendredi 20 juin 2014

 

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