Route, juin-Juillet 2014

 

LA ROUTE COMME UNE ŒUVRE D’ART

 

Matin pluvieux et frais. La route reluit sous la pluie. Par endroits, le ciel gris s’y reflète. Les voitures laissent derrière elles un sillage plus clair qui ressemble à la traînée de bave d’un escargot. Les escargots, d’ailleurs, il y en a aussi qui traversent, qu’on évite ou qu’on écrase, ainsi que les limaces et parfois les grenouilles. Pour la buse et la corneille perchées sur leurs piquets, la route n’est rien d’autre qu’un garde-manger. En période d’écrasement des batraciens, tous les charognards s’y trouvent rassemblés, un peu comme sur les plages au moment de l’éclosion des tortues. Si c’est un lieu de passage, c’est donc aussi un lieu de nourrissage. Les pollens et les graines s’écrasent en vain sur ce revêtement stérile, bien sûr ; il suffirait pourtant que la route reste un certain temps à l’abandon pour qu’elle se crevasse et disparaisse. Elle est le produit d’un labeur humain constant qui vise à laisser ouvert un passage. Par-delà sa fonction, son indéniable utilité (et je ne la néglige vraiment pas, tant je dépends d’elle pour assurer l’ensemble de mes activités, y compris celles d’écrire et de regarder), il me semble qu’il ne serait pas totalement absurde de regarder la route en elle-même comme une œuvre d’art. Non pas un artefact exclusivement humain, mais, à l’instar de tous les monuments de l’architecture, une manière d’entrer dans l’espace et de jouer avec les météores…

Aujourd’hui par exemple, la route ne ressemble absolument pas à celle que j’ai parcourue hier, tant elle est mêlée de pluie, de nuages, de lueurs grises d’estuaire, de feuilles et de fleurs tombées des arbres ou des jardins, de pierres qui ont roulé sur elle depuis les bas-côtés, d’animaux écrasés ou simplement occupés à traverser. En elle, sur sa surface changeante, se rencontrent les traces animales et humaines. La terre et le ciel inscrivent sur sa partition toutes sortes de signes  que l’automobiliste peut déchiffrer. On aurait peut-être grand profit à remplacer alors l’autoradio par cette sorte d’écoute particulière, qui demande une participation active, une création de l’auditeur-lecteur-automobiliste. Et il faudrait encore ajouter à cette partition participante — mais ce n’est pas le propos d’aujourd’hui — les signes laissées sur le pare-brise de la voiture, et qui composent avec la route, sans négliger non plus le va-et-vient sonore et irrégulier des essuie-glaces qui bouleversent à chaque fois la composition, ainsi que les interférences des pensées, des souvenirs, de toutes nos divagations humaines…

Voici que le brouillard s’en mêle, le brouillard ou juste un peu de brume, et les fleurs blanches déjà jaunissantes de ces plantes inconnues ainsi que les champs jaunes en paraissent soudain un peu fantomatiques. Tout cela est la route, cette œuvre anonyme, changeante, polyphonique, offerte à tous ou, tout au moins, à ceux qui veulent bien se donner la peine de la regarder et de l’écouter.

Précisons encore qu’il y a plusieurs œuvres d’art, ou plusieurs strates dans cette œuvre qu’est la Route (et un cuistre de l’art contemporain pourrait, je n’en doute pas, élaborer à partir de cela un discours intellectuellement brillant qui aurait pour seul tort de verrouiller l’expérience…).

D’abord, la route en elle-même, route-artefact, telle qu’elle a été construite, reconstruite, entretenue.

Ensuite, la composition composite et aléatoire qui nait de la rencontre entre les traces naturelles ou humaines et la route : cette œuvre-là change sans cesse, qui se découvre et disparaît à mesure qu’on la traverse, et qu’on ne peut donc pas dissocier du trajet lui-même, de ce trajet quotidien, toujours pareil, toujours différent, que j’effectue pour ma part en voiture et que, depuis quelque temps et un peu par boutade, je me propose de considérer comme une œuvre d’art à part entière, évidemment impossible à communiquer à qui que ce soit mais œuvre d’art quand même (après tout, les extraordinaires dessins de la grotte de Rouffignac n’étaient pas destinés à être regardés).

Il y a enfin en dernier ressort ces traces qui accompagnent le trajet : les paroles prononcées à voix haute, puis transcrites. Les paroles prononcées à voix haute me permettent de canaliser mon attention sur la route. J’ai essayé parfois de rester silencieux, mais l’attention s’égare et je me perds plus facilement dans les divagations habituelles de pensées plus ou moins profondes, plus ou moins subtiles, plus ou moins futiles mais toujours loin de la route. Pour terminer (et il est temps de terminer, car me voici presque arrivé au bout de mon parcours), les paroles écrites, ces traces, ces textes permettent de rendre compte à d’autres que moi-même du chemin parcouru. Sans doute n’est-ce pas là le plus important (la volonté d’obtenir un « résultat » littérairement acceptable risque à tout moment de supplanter l’expérience honnête et souvent décevante de la route…), mais elle permet néanmoins d’inscrire dans un temps moins fugace cette tentative de lecture de la route. On peut, et il faudra, sans cesse y revenir…

 

mercredi  18 juin 2014

 

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