Route, juin-Juillet 2014

 

PNEUS D’ÉTÉ 

 

Il ne faut pas négliger les aspects les plus matériels du travail : depuis que j’ai changé les pneus d’hiver pour des pneus d’été, l’adhérence à la route est indubitablement meilleure et toutes les sensations en sont modifiées. Il n’est pas complètement vrai de prétendre que la voiture sépare radicalement le conducteur de la route qu’il emprunte. On est tout de même bien obligé d’épouser la route, de la suivre au moins (sous peine, et c’est toujours ce qui nous menace, de finir dans le décor). Je sens donc les moindres soubresauts, les changements de revêtement, les affaissements, les passages où la route n’est plus vraiment plane et où la voiture se déporte à droite ou à gauche. Les rapiéçages de bitume ont fait au fil des ans de cette surface apparemment lisse un patchwork. Ce qui souvent m’intrigue, ce sont ces traînées de goudron très sombre qui serpentent ici ou là, plus étroites qu’un pneu et dont je me demande d’où elles proviennent. Il faudrait un jour que j’ose m’arrêter et engager la conversation avec l’un de ces ouvriers de la D.D.E. habillés de couleurs fluorescentes qui, à la belle saison, font l’entretien des routes.

Depuis mes récents voyages à Paris je considère le bitume (dont Réda, dans un livre en hommage à Cingria, dit qu’il est exquis) d’un autre regard. J’apprécie ces nuances d’ocre jaune et de gris (ce gris assez semblable à un ciel de novembre) et aussi ces rapiéçages, ces zones où l’herbe reprend ses droits malgré les efforts des gens chargés de l’entretien, ces quelques nids de poule (bien rares dans notre pays où les routes sont décidément choyées). Cet homme qui balaye devant chez lui la route si consciencieusement est-il lui aussi sensible au charme du bitume ?

Toujours est-il que les nouveaux pneus me font ressentir autrement la route, que je parcours ainsi posé sur quatre coussins d’air.

Après le carrefour qui mène, au choix, vers la Rochette ou Arvillard, la route est plus étroite, le rapiéçage plus grossier. La route se craquelle, le chemin pousse en elle. De toute façon c’est un chemin que je suis et le bitume n’y change rien.

En cette fin d’après-midi de juin, l’air est lourd et la lumière blanche éblouie. Les contrastes sont violents et les ombres souvent disparaissent dans cet éblouissement d’avant l’orage. La route par ces temps-là ressemble à une rivière trouble, un miroir sans tain. Rien ne s’y reflète. À d’autres moments les jeux de l’ombre et de la lumière en font une partition, lui donne un aspect moins étale, moins uniforme. Les bandes blanches intermittentes qui la séparent en deux pourraient quant à elle évoquer les lignes de séparation de quelque bassin nautique, mais le rapprochement semble hasardeux.

Ce n’est finalement que la route, la route qui relie, la route qui sépare, qui ouvre une saignée de bitume à travers le territoire des bêtes, la route qu’on recouvre de sel en hiver et qui pollue les mares en contrebas : la route utilitaire. J’ai conscience qu’il me faudra encore bien des tentatives et sans doute bien des années avant de pouvoir tout à fait l’apprivoiser. Celle d’aujourd’hui cependant s’achève ici, car la route a rempli sa fonction et je suis arrivé.

 

16 juin 2014

 

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