Vigie, mars 2014

 

 

 

ÉQUINOXE DE PRINTEMPS

(notes pour le monde rouge)

 

 

 

Jeudi 20 mars, neuf degrés vers dix heures — jour d’équinoxe printanier. On annonce des températures d’une douceur exceptionnelle. Soleil immense, souverain, estival. L’herbe repousse, le torrent plein d’une vigueur nouvelle luit entre les arbres et alimente la mare retentissante de coassements. Dès l’aube on entend le vacarme des grumiers en plein travail, le chant froissé du rougequeue sur le poirier. On surveille la pousse des jeunes feuilles d’un vert attendrissant.

 

Le printemps n’est pas toujours tendre. Il peut être tardif, il peut être glacial, il peut être changeant, gris, froid, particulièrement meurtrier pour les bêtes affaiblies, pour les arbres fruitiers, pour les cultures (si je regarde les images des sept années passées, je ne vois en mars qu’amoncellements de neige et rien de comparable avec le paysage d’aujourd’hui). Pour le vieillard, pour le malade, il peut même avoir un côté exaspérant, avec sa vitalité qu’il est désormais impossible de partager. Grande alors est la tentation de lui tourner le dos et de se replier sur sa douleur.

(Me remonte ici en mémoire ce passage, très sombre, des Notes du ravin de Jaccottet, qui projette le printemps présent dans les limbes ou sur les routes d’un printemps lointain où je ne serai plus là :

« Vieillard au corps amaigri, à l’esprit troublé par la maladie et le chagrin, esquissant, rarement, une ombre de sourire, retrouvant des ombres de souvenirs, ombre lui-même, assis chez lui le dos tourné à la porte ouverte, au monde, à la lumière du printemps ; à la dernière neige de l’année.

À côté de lui, son compagnon de toute une vie, son cadet, jeté bas par le cancer, assommé : un accidenté en pleine rue ou au bord d’une route ; un boxeur « sonné », frappé à la tempe, qui noircit.

Toute la misère humaine, quand on la touche du doigt, c’est comme une bête qui inspire une répulsion qu’il faut que le cœur endure et surmonte, s’il le peut. »)

 

Mais ce printemps pourtant, ce printemps-là qui succède précocement à un hiver si court et si peu marqué qu’on l’a à peine vu passer (qui reviendra sans doute pour quelques barouds d’honneur, et de fait on annonce le retour de la neige pour dimanche prochain), ce printemps manifeste plus clairement encore que d’habitude la possible bonté du monde.

 

On ouvre la fenêtre. Il est si facile alors de se laisser surprendre, de se laisser emporter par ces clameurs et ces couleurs. Il y a non seulement une générosité, mais une tendresse, une bonté du dehors. Dans ces moments-là on comprend presque comment les traditions théistes ont pu inventer la fiction si improbable d’un Dieu plein de bonté et prêtant attention à l’homme. L’harmonie, l’union semblent à portée de main. C’est très simple, très direct, attendrissant sans être mièvre. Il y a là quelque chose de poignant, comme des retrouvailles avec un ami perdu de vue (avec un ami, ou avec un lieu traversé dans l’enfance, ou ces animaux liés au réveil du printemps comme le rougequeue, l’hirondelle, la marmotte…).

 

20 mars 2014

 

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