Vigie, mars 2014

 

 

 

LE TROISIÈME VOYAGE À MADÈRE

 

 

Ce matin, un peu avant le réveil, une image vue en rêve me retient, qui semble sur le moment plus réelle que la réalité du réveil, et qui à sa manière dit peut-être davantage de cette réalité que les images traversées en ce moment et qui sont seulement vues, à peine vues, car trop distraitement traversées.

J’étais à Madère. Je disais dans le rêve que c’était mon troisième séjour à Madère, ce qui était en un sens tout à fait vrai puisqu’aux voyages véritablement réalisés succède en effet ce plus long voyage qui est celui de l’écriture et du rêve.

J’étais à Madère, il y avait avec moi les parents, les enfants. J’entrevois encore un certain nombre d’images relativement secondaires, mais celle dont il me tarde de fixer la trace avant qu’elle ne s’évanouisse complètement (et je sais que cette trace écrite me permettra ensuite, si besoin, d’y revenir, alors que l’oubli se chargerait vite de la faire complètement disparaître comme ces fresques antiques longtemps conservées par l’obscurité et que la lumière dégrade à toute vitesse quand elles se trouvent enfin découvertes). Nous arrivions au bout d’une sorte de cirque, sur un chemin très caillouteux et assez vertigineux, un paysage tourmenté, fréquenté cependant par de nombreux touristes. Soudain je voyais une sorte d’immense falaise verticale, une montagne gigantesque qui était un reflet, un mur d’eau. Le ciel était de l’eau, et ce que je prenais pour une montagne en était le reflet inversé et redressé, comme sur une fenêtre de toit démesurée. Tout cela tremblait légèrement, comme tremble un miroir, mais c’était un miroir gigantesque, entièrement vert et ondoyant.

Ce n’était pas seulement spectaculaire (ça l’était), mais incroyablement touchant. La montagne verte tremblait devant moi, en moi, il y avait quelque chose d’une montagne inversée, végétale, aquatique, qui m’enveloppait entièrement. Je ne saurais dire après coup si c’était un spectacle rassurant ou inquiétant. Je garde cependant de ce rêve le souvenir d’une grande joie. Je me saisissais d’un appareil photo, bien conscient de la nécessité de garder trace de cela (et c’était peut-être déjà une preuve de distance, le signe qu’aussi enveloppé par cette image avais-je pu me ressentir, je la considérais néanmoins déjà comme un spectacle ou une matière à exploiter). Je prenais quelques photos tout en disant qu’il était impossible de photographier cela qui était beaucoup trop grand, flottant, fluctuant, lumineux, mais d’une lumière trop intérieure, lointaine, cérébrale, impossible à fixer de quelque manière que ce soit. C’était le vert du rêve, le vert des souvenirs de Guyane, le vert de Madère, le vert de moments heureux parce qu’à la fois protégés et ouverts.

J’ai vécu quelquefois cela face à certains tableaux (Monnet) ou en lisant certains poèmes, mais pas toujours, et si je voulais retrouver l’intensité d’une lecture qui vraiment avait fait mouche je ne le pouvais jamais à loisir et c’était souvent aussi décevant que cette photographie impossible à prendre que j’évoquais en rêve. Dans le rêve aussi quelque chose est donné à l’improviste, sans qu’on y soit pour rien, qui émeut terriblement, qu’on questionne ensuite, mais qu’on ne peut ni fixer, ni provoquer.

Ce qui est certain c’est que la matinée qui suit et peut-être même la journée en est bouleversée. Cette image d’un ciel fluvial en lequel se reflète la montagne verte proclame à sa façon le printemps avec une précision et une force telles que les signes ordinaires du printemps (cette première tache verte bien visible aux mélèzes, ces bouquets vert jaune, vert tendre, blanc ou rose qui s’épanouissent de plus belle). Ainsi le tableau, le poème parviennent-ils parfois aussi à illuminer la réalité ordinaire de notre vie. C’est une sorte de visitation, évidemment sans aucun ange, sans nulle dimension surnaturelle. Le fait est que le printemps est là, un printemps à la fois intérieur et extérieur qui s’équilibre un instant, le temps d’une image, le temps d’un rêve, et que l’on tente de prolonger par le discours, par la parole, par les questions.

Comment garder en soi l’ouvert du rêve ?

 31 mars 2014

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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