Vigie, mars 2014

 

 

 

LE MONDE ROUGE

 

 

Dès les premières lueurs le chant froissé du rougequeue crépite à la fenêtre. Il est là tout près, gardien fiévreux des lichens chargé de rallumer les veilleuses blêmes des bourgeons. Parfois il disparaît, laisse la place au tarin, à la mésange, à la sittelle, puis il revient se poser sur les deux ou trois mêmes branches, relance aussitôt les premières notes de ce morceau qu’il semble avoir renoncé à composer jusqu’au bout, se tait un moment en baissant et relevant alternativement le corps, regarde à gauche, regarde à droite, disparaît à nouveau…

Un peu plus loin un rougegorge a quitté les taillis pour se poster au sommet d’un sapin et lancer à la ronde sa mélodie sonore. Plus loin encore, entre les toits couleur rouille et les arbres couleur terre, le gros insecte vert pâle d’un tracteur soulève et déplace avec fracas d’énormes troncs saignants (cela durera tout le jour et jusque tard dans la nuit, car on annonce le retour de la neige et le temps est compté). Monte dans l’air une odeur de bois coupé — une odeur assez forte, pas très agréable, de résine et d’olive verte légèrement fermentée. Une corneille passe en criant, le bec chargé de brindilles. Sautillant sur le toit de la grange une pie lance un cri rauque auquel répond aussitôt, quelque part en contrebas, le vrombissement des tronçonneuses qui viennent de se mettre en action (il y a, en Amazonie, un oiseau terrible — la coracine chauve — qui chante à peu près comme cela).

Les travaux des bêtes et des hommes s’équilibrent, se répondent presque sans violence (pour violente que soit la réalité de l’exploitation forestière, le bruit continu des tronçonneuses ou du tracteur n’a pas la brutalité des coups de feu de l’automne), comme s’équilibrent et se répondent le soleil et la lune, la lumière et la nuit — avec, en ce jour d’équinoxe, un avantage indéniable à la lumière. La neige des sommets éblouit, la combe reste encore dans l’ombre, mais le paysage n’apparaît plus divisé car on sent bien que la lumière va venir nous baigner, nous nourrir, comme les eaux descendues des montagnes nourrissent les prés, les gouilles, les rivières.

Dans les champs l’herbe reverdit à vue d’œil, les torrents brillent à travers les bois noirs. On regarde tout cela de loin, avec reconnaissance. On a en tête les images des milans noirs qui, en ce moment, remontent la vallée du Rhône au retour de l’Afrique. Leur courage donne du courage. Leur force et leur beauté donnent de la force et rendent à la beauté la part qui lui revient. On se reprend alors à penser qu’une grande part de nos peurs pourrait être allégée simplement en changeant d’échelle, en allant suivre le long du fleuve le mouvement des migrations, en renouant avec le vent — peut-être simplement en rouvrant la fenêtre et en se laissant ainsi aller à la lumière et à la tendresse du printemps.

Bien sûr le printemps n’est pas toujours tendre. Il peut être, il est souvent tardif, glacial, instable, changeant, particulièrement meurtrier pour les bêtes affaiblies, pour les arbres fruitiers, pour les cultures (si je regarde les images des années  précédentes je ne vois en mars qu’amoncellements de neige et rien de comparable avec le paysage d’aujourd’hui). Pour le vieillard, pour le malade, il peut sembler encore plus cruel, et grande est la tentation de lui tourner le dos. (Me remonte ici en mémoire ce terrible passage des « Notes du ravin » de Philippe Jaccottet : « Vieillard au corps amaigri, à l’esprit troublé par la maladie et le chagrin, esquissant, rarement, une ombre de sourire, retrouvant des ombres de souvenirs, ombre lui-même, assis chez lui le dos tourné à la porte ouverte, au monde, à la lumière du printemps… » [1] )

Mais ce printemps pourtant, ce printemps-là qui succède à un hiver si court et si peu marqué qu’on ne l’a presque pas vu passer, ce printemps manifeste plus clairement encore que d’habitude la possible bonté du monde. Quand l’air est si doux, la lumière si vive, les couleurs apparemment si amicales, après une longue période de relative réclusion et de repli, il devient plus facile de se laisser amollir, et l’on comprendrait presque comment les religions ont pu inventer la fiction si improbable d’un dieu plein d’amour et prêtant attention à l’homme. L’harmonie, l’union, la réconciliation semblent à portée de main. C’est très simple, très direct, attendrissant sans être mièvre. Il y a là quelque chose de poignant, comme des retrouvailles avec un ami perdu de vue, avec un lieu traversé dans l’enfance ou encore avec l’un de ces animaux liés au réveil du printemps —  rougequeue, hirondelle, marmotte…

C’est peut-être cela, le « monde rouge ».

 

Dans la tradition bouddhique, cette bonté aimante, chaleureuse, bienveillante est associée à la figure du bouddha de la compassion Amitabha, au printemps et à la couleur rouge. Le monde jaune de l’automne était tout d’exubérance, de générosité, de sensualité ; le monde bleu de l’hiver tout de clarté froide et de précision intellectuelle ; le monde rouge laisse place à la beauté et à la bonté. On n’y craint plus le flou d’une certaine sentimentalité, et ce serait sans honte qu’on s’avouerait au bord des larmes devant les premières fleurs… On apprend à laisser être, à accueillir cela qui nous touche dans un jeu toujours renouvelé avec le proche et le lointain. On rôde, comme le long d’un rivage, à la lisière de soi, aux frontières du monde. Le désir-attachement, qui est la forme crispée du monde rouge, se trouve dit-on transmué en la « sagesse du discernement : l’intelligence discriminante permet la comparaison, les nuances, le plaisir esthétique, les distinctions, la distinction — cela pourrait aller jusqu’à une certaine préciosité.

Avec ses détours, sa pudeur, sa chaleur, sa retenue, sa quête obsédante de l’image juste, de l’image qui éclaire, la poésie de Philippe Jaccottet me semble évoluer dans les chatoiements du monde rouge. Bien sûr, le rouge de Jaccottet n’a rien de tapageur : c’est, on l’a vu, celui du rougegorge et du rougequeue, c’est cette « couleur à l’idée de la brique, et […] d’un feu pâle, d’un feu endormi qui ne brûlerait pas » [2] qu’on retrouve jusque dans la terre ou le feuillage des arbres tels que les peint Jaccottet. Il est ce feu qui réchauffe et fascine, ce feu de fin de flambée presque éteint. L’appel du sans-limite, le dire du grand dehors, l’ascèse, l’effacement ici se murmurent sans emphase et s’accompagnent d’une sorte de douceur domestique, de tristesse, de stupeur sans pathos devant la marche du temps et de profonde empathie à l’égard des vivants. La souffrance, la faiblesse ne sont jamais niées, la lumière presque toujours vue depuis l’ombre.

 

Rouge était aussi la chambre de Nicolas Bouvier — d’un rouge Pompéi sombre et profond « auquel le tabac et le feu de cheminée ont donné une patine cuivrée » [3]. Quand Nicolas Bouvier précise que « ce voisinage des livres et du feu » rend cette pièce « hospitalière et rassurante », il me semble que nous sommes au plus près de cette modalité.
                                   
Rouges encore ces toiles de Matisse à la flamboyance plus souveraine, dégagées autant qu’il est possible des rêves d’arrière-mondes et en lesquelles se déploie cette fois une joie sans ombre. On peut penser au célèbre «Harmonie en rouge» de 1908, tableau printanier s’il en est qui, comme souvent chez Matisse, unit dans une même fête le dedans et le dehors, l’humain et le non-humain, sans toutefois que cette célébration ne quitte le cadre ordinaire, rassurant, « décoratif », d’une maison bourgeoise. « Tout est là et tout vient à nous. Rien n’est caché… » [4]

Quarante ans plus tard, l’ « Intérieur rouge » puis le « Grand intérieur rouge »  émeuvent peut-être davantage encore. Malgré la maladie qui le ronge et le force à travailler assis ou couché, le bonheur devant le visible semble aussi vif, et le désir de trouver jusqu’au bout une manière neuve de lui répondre et de le partager encore plus éclatant. « Nous prenons conscience que nous sommes en présence de la réconciliation qu’il n’appartient qu’aux grands artistes de réaliser dans leur vieillesse. La toile irradie cette réconciliation…» [5] Viendront ensuite les ultimes expériences de la chapelle de Vence et des gouaches découpées: par-delà même le défi à la maladie, jouant avec ses limites autant qu’avec les formes du monde, l’art de Matisse alors devient équinoxiale harmonie, pur équilibre entre le dessin et la couleur, l’accueil et le don, l’humilité et la ferveur.

 

C’est cette ferveur rouge qui pousse à laisser maintenant les mots et les images pour retourner guetter, à la fenêtre du bureau bariolé, les formes inépuisables du monde. On regrette alors seulement de ne pas être peintre, et l’on rêve d’une grande toile pleine de lumière et d’arbres rouges…

 
20 mars 2014

 

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[1] Philippe Jaccottet, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014, p. 1226.
[2] ibid. p.369.
[3] Nicolas Bouvier, La chambre rouge, éditions Métropolis, printemps 1998. 
[4] Fabrice Midal, Comprendre l’art moderne, Pocket 2007, p.149.
[5] Laurence Gowing, texte d’introduction au catalogue Matisse, Londres, 1968 (traduction Dominique Fourcade).

 

 

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