Vigie, mars 2014

 

 

PHOENICURUS OCHRUROS, ÉLOGE DU ROUGEQUEUE NOIR

 

 

 

Mars s’est imposé avec cette lumière nette et froide qui, tombant sur les arbres encore nus, pourrait donner l’impression qu’on s’apprête à refaire à l’envers le chemin de novembre, si l’on ne sentait en même temps les odeurs de terre lourde qui montent des prairies, ces poussées de fleurs et de bourgeons entrouverts (les jeunes Saules marsault aux troncs vert bouteille criblés de losanges foncés commencent à se couvrir de petits chatons clairs qui sont la première nourriture des abeilles), et si surtout ne retentissaient avec une frénésie croissante les appels, les chuintements, les claquements d’ailes, les clameurs des oiseaux.

 

Voici ce matin, à la fenêtre, à la même date exactement que l’an passé (et c’est peu dire que la régularité de ce retour rassure), les premiers Rougequeues — d’abord une femelle qui sautille sur le toit de la grange (ils sont donc arrivés depuis plusieurs jours, car les mâles viennent d’abord seuls en éclaireurs), puis un mâle posté sur le poirier.

 

Malgré le retard accumulé dans le travail ordinaire, il m’est impossible de ne pas célébrer ce retour, id est de consacrer quelques lignes à ce drôle d’oiseau-là. J’éprouve naturellement l’intérêt le plus vif pour tous les habitants avec lesquels je partage mon poste de guet du Villard, et j’ai déjà évoqué dans ces pages quelques-uns d’entre eux ; j’avoue en outre une assez ancienne et naïve propension à me chercher en toutes sortes de bêtes des figures tutélaires : Bouquetin (blessé), Gypaète (sans barbe), Tétras-lyre (sans lyre), Grillon (de l’automne) ou Ara (déplumé)  furent quelques-unes de ces figures animales en lesquelles j’ai cru me reconnaître. Mais il n’y avait là rien d’aussi durable qu’avec le Rougequeue noir. À bien y réfléchir (et à l’instar de l’ami Jean-Louis dressant un portrait « en 21 strates » du Chamois), j’entrevois au moins sept raisons susceptibles, sinon d’expliquer, au moins d’illustrer le rapport particulier que j’entretiens avec Phoenicurus ochruros.

 

 

1. Un oiseau d’ombre épris de lumière.

Ce petit passereau dont le plumage grisâtre se confond facilement avec les murs et les rochers qu’il affectionne (rappelant en cela, mais en moins flamboyant, le Tichodrome échelette), cet « oiseau de suie » ou « oiseau ramoneur » comme on l’appelle parfois à cause de la tête maculée de noir du mâle, reste l’oiseau de mars, l’oiseau du printemps commençant, l’oiseau d’ombre épris de lumière. On ne le voit jamais qu’en terrain découvert. Il est lui-même une petite ombre qui danse sur les arêtes des toits, au faîte des arbres, partout où il n’y a pas d’ombre. Sa manière de jouer ainsi avec l’ombre comme avec la lumière ne me semble pas sans lien avec mon propre jeu d’encre sur la page, dans le halo de la fenêtre ou de la lampe.

 

2. Un montagnard.

Le Rougequeue est primitivement un oiseau montagnard, de ceux que l’on observe le plus fréquemment parmi les éboulis. Le superbe Merle de roche Monticola saxatilis (dont le mâle arbore un plastron orange et une gorge bleutée) est lui-même un Rougequeue – mais contrairement au Merle ou même à son proche cousin le très élégant Rougequeue à front blanc Phoenicurus phoenicurus (qu’on verra peut-être bientôt mais dont les effectifs diminuent d’année en année), Phoenicurus ochruros semble avoir renoncé, en même temps qu’aux hauteurs idéales de l’Alpe, à trop d’exubérance. Il cohabite secrètement avec l’homme et descend volontiers dans les plaines et les villes, où il apporte à l’insu de la plupart des bipèdes qu’il côtoie un souvenir des cimes. 

 

3. Un « nerveux ».

Dire qu’il porte avec lui quelque chose d’endeuillé ou de triste relève clairement de la projection anthropomorphe la plus grossière, je sais bien, mais si j’osais pousser encore un peu le portrait psychologique, il me faudrait encore évoquer sa nervosité, sa fragilité, son manque de sociabilité en même temps que son goût pour l’effacement. Je le regarde, là-bas, sur le poirier : il est comme à son habitude agité de tremblements, toujours aux aguets, toujours prêt à s’alarmer, avec sa queue sans cesse secouée de soubresauts. Sans doute est-il, lui aussi, de cette famille « magnifique et lamentable » des nerveux qui est, d’après le docteur du Boulbon dans Proust, « tout le sel de la terre » !

S’il est nerveux et solitaire, s’il défend assez farouchement son territoire, sa présence n’évoque cependant rien d’agressif. Au contraire, il y a quelque chose de très doux dans le gris et le rouge atténué de ses plumes. Du rouge du Rougegorge, Philippe Jaccottet écrit qu’il est « couleur moins proche du rose, ou du pourpre, ou du rouge sang, que du rouge brique ; si ce mot n’évoquait une idée de mur, de pierre même, un bruit de pierre cassante, qu’il faut oublier au profit de ce qu’il évoquerait aussi de feu apprivoisé, de reflet du feu ; couleur que l’on dirait comme amicale, sans plus rien de ce que le rouge peut avoir de brûlant, de guerrier ou de triomphant » [1]. Eh bien, la queue du Rougequeue est de même couleur, et je ne saurais ajouter un mot de plus à ceux de Jaccottet – si ce n’est pour dire que le Rougegorge, oiseau des taillis, des buissons, qui ne se place au sommet d’un arbre (et encore n’est-ce souvent que dans les profondeurs du feuillage) que le temps d’un chant sonore, réagit à cette même couleur rouge avec une agressivité dont le Rougequeue semble quant à lui tout à fait dépourvu. 

 

4. Un poète de la modernité.

Si le Rougequeue m’est si cher, c’est peut-être cependant avant tout à cause de son chant, qui n’a certes pas l’éclat de celui du Rougegorge. Du chant du Rougequeue à front blanc, Paul Géroudet dit qu’il est « une phrase brève, mélodieuse, où nous trouvons une mélancolie voilée ; mais elle tourne court, comme si l’oiseau ne savait plus la suite… et il la répète sans arriver plus loin » [2]. En cette époque moderne où la possibilité même d’un chant ne nous est plus offerte que de façon précaire, voilà qui ne peut que nous toucher. Mais la particularité du chant du Rougequeue noir est d’être encore bien moins habile et pas du tout mélodieux. Ses cris sont « secs et durs » et chacune de ses phrases s’achève invariablement dans un bruit très caractéristique depapier froissé.

Quand j’écris sous les combles à la belle saison, le Rougequeue est là pour me narguer en me rappelant tout au long du jour l’inanité de ce que je fais. Parfois, c’est moi qui prends plaisir à froisser et jeter la feuille commencée pendant que lui déploie son appel maladroit ; parfois nous froissons de conserve nos deux copies ratées. Et quand je n’écris pas, le Rougequeue noir me rappelle à ma tâche.

 

5. Un oiseau des ruines.

Paul Géroudet écrit encore que « les ruines lui plaisent », et souligne que « son extension a été favorisée par les destructions de la guerre ». « Les carrières l’attirent malgré le fracas des machines et des explosions », même si l’espèce, pour autant,  « n’abandonne pas les milieux primitifs, même aux basses altitudes ». Cela fait du Rougequeue noir non seulement un anarchiste discret, mais un oiseau sur-nihiliste — disons, un géopoéticien !

 

6. Un oiseau-lama.

Sautillant le long du muret, le Rougequeue s’incline, se redresse, s’incline, se redresse, pareil à un lama tibétain se livrant à quelque déambulation rituelle, et à chaque prosternation semble dire : oui (quand même), oui (quand même), oui (quand même)…

 

7. Un oiseau-vigie.

Tout cela pourrait rester artificiel, métaphorique, simplement symbolique — mais le fait est que le Rougequeue est bel et bien un familier de nos maisons que l’on peut facilement et partout observer.

Il y a deux ans, un couple avait édifié son nid dans l’affaissement des lattes de l’avant-toit. Je me souviens de cette petite « maison de plumes et de traits, peuplée de froissements de feuilles, de cris intermittents, ainsi lovée dans la faille de la maison humaine ». Je me souviens de ce matin de juin où les quatre petits s’étaient enfin envolés, et de la fête qui avait suivi lorsque nous avions passé plusieurs heures embusqués aux fenêtres à suivre les péripéties de ces premiers envols…
Depuis, le Rougequeue intimement nous relie au plus Vaste.

Celui qui est perché là, peut-être est-il de ceux qui avaient niché sous le toit ? Peut-être revient-il d’Afrique, peut-être seulement de Lyon ou de Marseille (car le Rougequeue n’est pas un migrateur très audacieux…). Il sera là, en tout cas (et si les chats n’ont pas raison de lui), jusqu’en octobre, marquant de ses hochements saccadés le vrai tempo du temps, compagnon ailé perché à même hauteur, et vigie aussi bien.

    
[1] Philippe Jaccottet, « Rouge-gorge », in Et, néanmoins, Oeuvres, coll. Pléiade, Gallimard 2014, p.1110.
[2] Paul Géroudet, Les Passeraux d’Europe, tome 1, Delachaux et Niteslé, Lausanne, 1998, p. 317.

 

10 mars 2014

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