À nos limites ! (Camargue, mars 2014)

 

 

 

Car nos limites se font alors de moins en moins distinctes ;

le temps lui-même peut vaciller…

 

Jacques Réda, Le sens de la marche.

 

 

 

 

La Prose du Transbelledonien

 

           
Sept heures. Mars miroite dans les mares sombres de la vallée et le train file à travers la combe qu’irise une fine vapeur de pollution mauve. Brume et cahots, bleu pastel du ciel opaque qu’un clocher s’obstine à montrer de la croix. Soudain le soleil perce franchement du côté de Belledonne, et la plume étincelle. Odeurs de tabac froid, de café, de goudron et de gare. C’est ainsi que l’on repart en voyage…

Une fois de plus on se tient là devant ce reflet pâlot de la vitre, avec dans la gorge un vieux nœud de tristesse qui, malgré le temps clair et la perspective d’une escapade pourtant désirée, tarde à se dénouer. Eh bien, vieille taupe, t’arracher à ton terrier t’est donc toujours si  pénible ? — On n’a pas idée de partir ainsi dans l’aube froide, comme appelé en urgence par dieu sait quel malheur, au chevet cette fois d’un vieux fleuve en fin de course…

Je connais par cœur cette inquiétude d’oiseau jeté hors de sa cage et soudain obligé de se tenir, comme n’importe quel animal sauvage, sur le qui-vive. Je ne vois plus là une marque de faiblesse ni de paresse mais plutôt une sorte de trac comparable à celui qu’endurent les acteurs avant d’entrer en scène (quelques-uns ignorent le trac, je sais, de même que nombre de vrais voyageurs n’éprouvent que de la joie quand il leur faut repartir, mais je n’ai pas leur assurance ni leur légèreté). Le rideau se lève, le train démarre et l’on se retrouve exposé. Le rapprochement avec le théâtre cependant ne me convainc qu’à moitié, car les chances d’entrer en rapport avec quelque chose de vrai me semblent plus fortes ici dans ce train, sans texte à débiter ni spectacle, ni spectateur, que sur une scène de théâtre — ou peut-être même que dans l’espace clos de la chambre où je travaille habituellement.

« Une fois franchi le seuil, ‘dehors’ survient sans rémission : un courant d’air chaud ou froid, une pesanteur parfois, une allure immobile qui surprend, une fragmentation affolée qui agresse — l’intériorité, volée à son seul trouble, des rêves pesants, des gestes somnambules, la rengaine du souci, va rebondir, elle est lancée, abandonnée sur un pan du monde. […]  Qu’il le veuille ou non, sauf s’il est trop occupé, enfoncé en lui-même, quelque chose va venir prendre [le marcheur, le voyageur], le surprendre… » (Jean-Christophe Bailly).

« L’intériorité » va être « abandonnée sur un pan du monde » : ces paroles de Jean-Christophe Bailly sont celles d’un écrivain du dehors (urbain, en l’occurrence, mais peu importe) qui sait ce que la promenade, en brisant la chaîne des « gestes somnambules », apporte presque toujours d’étonnement, d’élargissement, d’ouverture provisoire. Qui sait aussi que le visible n’apparaît que pour autant qu’il est regardé, éprouvé, questionné et finalement exprimé, sans quoi ces lieux où nous passons restent terrae quasi incognitae, territoires vacants pris dans le flou de la distraction ordinaire, les limbes de l’à peine vu et du mal nommé, les cendres d’un monde mort.

 Au seuil de cette petite fugue ferroviaire, je voudrais dire ce rêve que j’ai d’une grande carte presque blanche qui ferait apparaître en filigrane le Rhône avec tous ses affluents (y compris le tout petit ruisseau qui coule près de mon village), et où seraient peu à peu dessinés, en pointillés plus sombres, les seuls chemins, les seules routes, les seuls lieux qui auraient été réellement vécus, parcourus et de quelque manière que ce soit (notes, poèmes, images, chants ou signaux de fumée…) exprimés. Même avec la participation de cohortes d’arpenteurs, ce serait naturellement un travail impossible à « terminer » et, à l’instar des cairns élaborés par des randonneurs anonymes ou de ces comptages d’oiseaux auxquels les ornithologues se livrent chaque année, toujours à recommencer. Cette manière de baliser notre territoire serait néanmoins, je crois, une belle façon d’affiner le rapport que nous entretenons avec lui — peut-être les prémices d’un monde à nouveau vivant.

L’itinéraire d’aujourd’hui s’inscrit modestement sur cette carte : quelques pointillés zigzagant de Pontcharra à Chambéry puis de Chambéry à Lyon — et, au-delà, jusqu’au bout du Rhône en Camargue.

 *

 Cela étant écrit, l’inquiétude commence doucement à laisser place à l’abandon — car déjà la multitude des images entrevues se superposent au reflet de la vitre, et peu à peu le remplacent.

Place, donc, à ces images qu’on ne peut qu’à peine retenir (comme celle de la Vierge dorée de l’église de Myans qui, idéalement tournée vers le levant en hauteur, a été pendant quelques secondes dans le creux sombre du village et du col une sorte de flambeau vite soufflé), mais qu’on suit de la plume autant que de l’œil, parce qu’on n’a pas trouvé mieux pour traverser avec vigilance le petit peu de temps, le petit bout d’espace qui nous sont prêtés.

Place aux images.

 *

Remontant la vallée du Grésivaudan on traverse la vaste béance du sillon alpin qui relie Genève à Grenoble en passant par Annecy et Chambéry, et d’où l’on prend conscience de l’ampleur des massifs alpins et pré-alpins comme on pourrait le faire depuis l’un de leurs sommets. Cette aire d’envol pour migrateurs montagnards, la voici aujourd’hui soumise à un développement industriel et urbanistique accéléré, et devenue slogan publicitaire pour aménageur-recouvreur d’espace — mais qu’importe : on n’en jette pas moins vers les Bauges, la Chartreuse, Belledonne et l’Épine un regard plein de reconnaissance.

Bientôt le paysage se resserre et s’enfonce. À l’approche de Chambéry (qu’une étymologie controversée rapproche du patois chambero, l’écrevisse, qui devait autrefois pulluler dans cette cuvette marécageuse), le train ralentit et frôle de hauts immeubles maculés de tags et de crasse (on imagine la vibration des vitres à chaque passage). Un vieillard planté derrière le carreau voilé de sa fenêtre regarde depuis le rez-de-chaussée le passage du train : on dirait un fantôme, mais peut-être le train et ses passagers sont-ils aussi des fantômes à ses yeux. Entre la voie ferrée et la falaise sale des immeubles, cerné par les ordures, les carcasses de postes radio ou de téléviseurs jetés là, les débris d’objets électro-ménagers indéfinissables, l’agression des graffitis (et l’on pense avec effroi aux risques encourus par ces jeunes errants pour venir tracer là, en pleine nuit sans doute, ces signes absurdes destinés à quel rite, quel marquage territorial, quels lecteurs ?), dessinant un tout petit rectangle bien propre dans cette mince bande de terre poussiéreuse et sans lumière, quelqu’un a réussi à s’aménager un jardin. C’est vraiment un tout petit enclos qui jouxte la fenêtre la plus basse, un minuscule potager d’enfant avec un arrosoir, des tuteurs pour d’improbables tomates, l’esquisse d’une allée… On garde en tête cette image comme l’éclat du soleil vu du fond d’une grotte.

À l’intérieur du train un couple déjà âgé accompagne ses trois petits-enfants ; l’homme, l’air un peu lointain, empâté, attentif, prononce avec l’accent du midi : « on le fera dans l’autre train, le rami — là, regardez donc le paysage ».

Au fond du paysage (qu’on regarde donc), la silhouette blanche du Nivolet (pareille à celle qui occupait naguère le cadre de ma fenêtre à Chambéry-le-Haut, mais plus distante et bientôt effacée par les monts, les arbres, les talus, les bâtiments), la silhouette du Nivolet apparaît, disparaît, réapparaît, s’éloigne lentement. L’un des enfants s’exclame : « Au revoir Chambéry ! » (et ce n’est pas du tout une manière de faire parler, après coup, l’enfant qu’on a été, mais le strict compte rendu de ce qu’a dit cet enfant inconnu).

 *

Je m’éloigne. Je file vers Lyon puis le Sud. C’est peu dire que le passé rôde (et l’« intériorité » repointe ici son nez, occultant momentanément le décor) : cette ligne Chambéry-Lyon, on l’a tant parcourue autrefois, au temps du premier « atelier géopoétique du Rhône » ; et aller en Camargue, c’est toujours renouer avec des souvenirs d’enfances ; mais c’est aussi cette fois retrouver les amis connus et inconnus de la géopoétique.

La géopoétique — naguère, une manière pour le lettré que j’étais de tenter d’échapper à l’enfermement des lettres et au souci du temps en s’en remettant à l’espace, aux routes du réel. Ce fut, je crois, un changement d’échelle, une façon de se détourner avec froideur et panache de l’oppression historique et intime pour se confronter au Vaste, une île claire, mais pas idéale, entraperçue par-delà le brouillard, les immeubles sales, les scènes pathétiques. Traquant de vieilles idées d’étoiles et de steppes je me tournai vers le Dehors comme on se tourne vers un dieu en lequel on ne croit qu’à moitié, persuadé toutefois (avec Rousseau) que l’habit finit par faire le moine, et le voyage le voyageur…

Pour naïves qu’aient pu être les attentes et les déclarations péremptoires d’alors (cette façon qu’on a de se croire arrivé simplement parce qu’on a entrevu un chemin…), je dois reconnaître que la plupart des intuitions d’alors me semblent justes aujourd’hui. Car le dehors, s’il n’a rien de divin, déjoue les pièges des attentes et des espérances. Tu t’en vas, tu regardes — et tu oublies bientôt ce que tu espérais voir au profit de ce qui est là, donné par personne et pour rien mais bel et bien donné, visible, palpable et finalement plus riche que tout ce que tu avais inventé.

« ‘Dehors’ survient sans rémission… »

*

Le train cependant traverse la brume, long couloir de clarté et de précision encadré de part et d’autre par de larges bandes de blanc flou rayées de spectres d’arbres, tout ce brouillard qui baigne ordinairement la cuvette du lac d’Aiguebelette et l’avant-pays savoyard le matin. Rideaux verts, plafond vert arrondi, petites lueurs allumées des liseuses, quiétude débonnaire ou distante des passagers embarqués dans ce même mouvement — tout cela n’est pas moins étrange ni moins théâtral, au fond, que le tableau de Hopper « Compartiment 3, voiture 293 » (dans lequel une jeune femme perdue dans un décor vert, qui est sans doute décor de cinéma tant l’éclairage paraît peu naturel, regarde machinalement une revue sans voir ce que le spectateur voit : que ses cheveux et sa peau ont la même couleur, précisément, que le paysage extérieur qu’elle dédaigne — qu’elle est donc à son insu reliée à plus vaste qu’elle, et le spectateur avec elle…).

À mesure que le brouillard se dissipe apparaissent des saules pleureurs ébouriffés déjà couverts de jeunes feuilles vert-jaune, des pruniers en fleurs, des haies de forsythias jaunes de plus en plus éclatants, des champs, des prés, des lotissements, des chemins qu’on ne prendra pas mais vers lesquels on lance un regard ou une phrase comme Cendrars rêvait de jeter ses chaussures en direction des îles où il n’aborderait jamais.

Un canard vole au-dessus d’une rivière inconnue — juste avant l’arrêt de Pont-de-Beauvoisin, où personne ne monte ni ne descend et d’où le train repart vite. Déjà on a suffisamment vu de visages, de maisons pour ne plus être tout à fait certain de son propre visage, de sa propre maison. On pourrait aussi bien être quelqu’un d’autre ou habiter ailleurs, et le voyage nous ramène vers un certain anonymat. Dans l’alignement des arbres et l’éloignement de soi, dans le vol de la corneille noire, dans les balancements, les grondements, les tremblements du train se laisse pressentir quelque chose de neuf et d’ancien d’où émerge une disponibilité nouvelle. Le rythme intérieur alors se modifie, s’accélère, se calque sur le rythme extérieur.

Oublie-toi.

Laisse aller.

Laisse chanter ce qui doit chanter.

Laisse se taire ce qui doit être tu et se défaire ce qui doit se défaire.

Laisse faire le voyage.

Laisse aller. Laisse filer.

Laisse lire, laisse libres les mots lus : STOP – PUNK – CLAC – pictogramme d’une flèche vers la droite ou « signal automatique », arbres blancs, arbres roses, arbres nus et « risques de verglas » (ben voyons !). Et puis, tout un dortoir de corneilles parmi les peupliers (c’est juste avant d’entrer à Saint-André-le-Gaz). KNAUF sud-est, TRUK, langue barbare de l’industrie et fumées blanches dans le ciel blanc. Un père répète gravement à son fils, avec une sorte de dévotion bizarre : « Saint-André-le-Gaz » (le « gaz » en question ne désigne d’ailleurs pas du tout la station de recompression installée je crois près d’ici, mais un gué, un passage au-dessus de la rivière de la Bourbre — un nom qui évoque la tourbe, la boue, le marais plus que la rivière, et l’on se dit qu’il faudra y revenir…).

Quel est ce très grand arbre au tronc large et aux jeunes fleurs presque roses ? L’arrêt du train « suite à des difficultés de circulation » me laisse entre mon ignorance (côté gauche) et une vieille maison aux volets roses avec vieux toit moussu (côté droit), cependant que les enfants ânonnent étrangement (ce doit être un jeu) des noms de dieux égyptiens… Puis le train repart, et avec lui ce mouvement qui ne s’arrête pas et ne s’arrêtera pas même quand le train le fera, qui continuera aussi bien lorsque je n’y serai plus et que plus rien ne sera — soleil éclaté, Terre détruite sans plus d’habitants, plus de témoins, plus de paroles, et ces mots mêmes depuis longtemps perdus, papillons emportés par le grand tourbillon…

« Tissage, ourdissage de la Frette. »

« Dédicace aux ouvriers. »

« Prochain arrêt : La Tour du Pin » — l’enfant demande évidemment où est la Tour et où le Pin…

Trois camions blancs et leurs reflets.

Une odeur de pneus brûlés et de chimie.

Cet arbre rose de tout à l’heure, c’était évidemment un très grand magnolia au tout début de sa floraison (en voici un plus petit, aux fleurs épanouies).

Bourgoin-Jallieu, les bourgs traversés deviennent des villes…

Un goéland suicidaire qui fait du rase-motte au bord de l’autoroute ? — Juste un morceau de plastique agité par le souffle des véhicules.

Plusieurs centaines de camions sont alignés là : « société de transport »… et société malade, oui, malade de ces dix-mille camions quotidiens qui passent par ici…

Au milieu de toutes ces maisons carrées, une maison toute ronde !

Un camp de gitans, quelques chevaux, aux portes de la ville — mais la ville est partout et elle n’a plus de portes.

Une odeur de fumée âcre stagne, qui évoque le fer rouillé. « On arrive à Lyon ? » (demande encore le petit). « Non, on arrive dans le caca » (répond avec une certaine perspicacité olfactive son frère).

Saint-Quentin Fallavier.

« À chacun son train-train quotidien » décrète un peu futilement le graffiti en grandes lettres blanches écrites en direction de la voie ferrée.

Sirène du train croisé.

Et puis, voici Lyon, voici le Rhône, et ce tableau urbain du temps des catastrophes, d’un gris éblouissant : « Asphyxie printanière »…

 

 

 

 

La Séparation

 

On longe maintenant depuis l’autoroute les rives du grand fleuve, enserré comme lui entre les digues de béton et le flot affolant des voitures (que les oiseaux migrateurs suivent parfois aussi : on verra au retour une dizaine de cigognes voler juste au-dessus de nous). Voici le Confluent de la Saône et du Rhône, autrefois terrain vague, Camargue miniature où s’achevaient nos randonnées urbaines. Nous nous réjouissions de ce que le centre de la ville fût cet espace presque vide peuplé de lézards, de pigeons, de pêcheurs. C’était ici un petit bout-du-monde, un vrai rivage post-industriel laissé à l’abandon où le vacarme de la ville se mêlait assez harmonieusement aux souffles du vent et du fleuve et où l’on venait guetter l’arrivée des nuages, des orages, des oiseaux migrateurs (le goéland railleur, oiseau typiquement méditerranéen au long bec fin, à la maigre silhouette adolescente et au plumage rosé que nous observerons bientôt en Camargue, je me souviens l’avoir rencontré ici pour la première fois). Quand le vent venait du sud il fallait composer avec les remugles de Feyzin, qui gâtaient souvent les marches printanières et, les premiers temps de l’arrivée à Lyon, me faisaient demander avec anxiété aux passants s’il y avait eu un accident chimique…

Aujourd’hui, l’odeur est bien présente malgré l’absence de vent, et le terrain n’est plus vague du tout. Une sorte de gigantesque et hideuse soucoupe volante s’est posée là, qui écrase le lieu. On pourrait croire que les Martiens ont débarqué (une invasion hostile, à n’en pas douter) ou bien qu’on est en train de tourner un mauvais film d’anticipation, mais c’est seulement, nous explique Yvan, le tout nouveau Musée du Confluent. Si l’on cherche un exemple de ce que peut être une architecture qui ne s’inspire pas du tout de la géopoétique, en voici un des plus clinquants. Quiconque arriverait en pagayant par le fleuve prendrait peur et, à mon avis, serait tenté de faire demi-tour…

On longe quand même les rives du fleuve, la gorge de plus en plus irritée par cette pollution aux particules fines qui, depuis quelque temps, fait les gros titres des journaux. Que le petit ruisseau de ma vallée finisse par se fondre dans ces eaux sales pourrait me désoler ; mais il se dégage pourtant de ce paysage industriel — raffineries, hautes tours paniquantes des centrales nucléaires — une certaine beauté morose qui imprimera sa tonalité à l’ensemble du séjour.  

*

Un peu plus loin au nord de la ville d’Arles, bien caché derrière les hangars d’une périphérie aussi laide que partout, le Rhône se sépare en deux bras, Petit Rhône et Grand Rhône, entre lesquels se love le territoire précaire, mouvant, fragile, menacé par l’homme, par la mer, par le fleuve et artificiellement préservé, de la Camargue. On cherchera longtemps (et, grâce à la ténacité d’Yvan et Jean-Louis, on finira par trouver) un accès jusqu’à ce lieu de la Séparation. Une piste rectiligne, un long grillage orné de centaines de morceaux de plastique et de papiers battus par le vent (on pourrait croire à une installation d’art contemporain), puis on touche enfin au rivage.

Galets.

Traces des ragondins sur le sable gris.

Jeunes rameaux, parfums de propolis et de fleuve.

Paysage gris clair brouillé au loin par le halo de la ville.

Dix-mille soleils dansent autour des bouées qui guident la navigation — mais on ne voit aucun bateau, ni personne à part nous.

Ici se perd et se retrouve le Rhône, dont on dit parfois que le nom signifie : tourner vivement.

Ici, on tourne vivement le dos à ce qui encombre, à ce qui détruit, à ce qui asphyxie. Ici commence vraiment cette escapade qui, à bien y réfléchir, n’est pas tant une fuite qu’un sursaut volontaire pour tenter in extremis un changement de direction.

Ici s’ouvrent les portes de la Camargue : cara-marca (« chère frontière » en langue d’Oc), ou bien n’a cap marca (qui « n’a pas de frontière »), si l’on en croit une étymologie peut-être fantaisiste — une frontière qui n’en est pas une, et qu’on aime pour cela !

 

 

 

Éloge du Flamant rose

 

Premiers pas sur les sentiers de la Capelière, près de l’étang de Vaccarès. L’air que l’on respire ici en ce printemps précoce est exquisément fin — je lui trouve même quelque chose de précieux, de délicat. Il n’a dieu merci plus rien à voir avec l’air pollué de Lyon, mais se distingue aussi clairement de l’air sec et piquant auquel je suis habitué en montagne. Les odeurs d’algues et de marais ne l’alourdissent pas mais l’arrondissent (si j’ose dire, en pensant au goût de certains whisky écossais particulièrement iodés) et l’adoucissent. C’est peut-être cela qui, d’abord, émeut jusqu’aux larmes : la grande douceur qu’il y a à respirer cet air-là.

On entend les premières clameurs de flamants (qu’on ne voit pas encore). On marche le long de l’eau sombre des ornières, des canaux, de l’étang, dans ce paysage pauvre et plat qui commence à peine à verdir et qui semble tout entier livré à la lumière crue de mars. Et puis, au détour de l’étroit sentier où l’on s’est engagé, on s’arrête devant le vert très tendre des premières feuilles d’un figuier, l’eau couverte de pétales blancs, la glissade silencieuse d’un ragondin, la silhouette figée d’un butor ; on regarde longuement le petit héron couleur de terre et d’herbe sèche qui tend son cou entre les joncs…  

Il faut des réserves naturelles, et il faut s’y rendre pour pouvoir ressentir cette sorte de soulagement particulier qui nous saisit devant un paysage qui paraît préservé des attaques les plus voyantes de l’homme, et où l’animal sauvage conserve encore une petite place (la ville, de ce point de vue, reste un espace ingrat). Même seul on se sent moins seul. On murmure pour soi quelque chose comme — « salut, butor (ou flamant, ou n’importe quelle espèce qu’on ne croise pas tous les jours) tu existes donc encore ? » Et l’on retrouve aussitôt le vieux réflexe de se taire, de se tapir, d’écouter, de regarder.

Il faut cette discipline propre aux naturalistes qui permet là encore une forme d’abandon (comme le voyageur dans son train ou parfois l’écrivain au travail) pour accueillir ce qui n’est pas nous. Pendant cette escapade camarguaise, notre petite troupe de marcheurs ne se distinguera guère de n’importe lequel de ces groupes d’ornithologues bardés de jumelles et d’appareils photos qui toute l’année arpentent les marais, les rivages, les montagnes, et dont la manière d’être me semble constituer un modèle à suivre : repas rapides, longues marches si possible avant l’aube et jusqu’à tard dans la nuit (la pleine lune nous le permettra), palabres le plus souvent limitées à un échange d’informations chuchotées (du genre : « bouscarle à tribord », «  butor ! » ou bien — c’est Régis qui me la signale pendant que je me livre à ma graphomanie habituelle — « est-ce que tu as vu la fauvette mélanocéphale ? »).

Au même titre que la conscience aiguë de vivre dans un monde à bout de souffle qui interdit à peu près toutes les échappatoires idéologiques et métaphysiques mises en place par nos prédécesseurs, cette soif d’observations naturalistes me semble être un point de départ essentiel de la démarche géopoétique telle qu’elle s’incarne dans une équipée collective comme celle d’aujourd’hui. Sans elle, la rencontre risque de se réduire à une convivialité plaisante mais secondaire, ou à la simple juxtaposition d’expressions artistiques particulières qui ne seraient plus reliées à un travail sur le lieu — et absolument pas à la hauteur des enjeux. Me frappe ici l’intensité que confère le groupe, dès lors qu’il est porté par ce désir d’entrer en rapport avec le lieu.

Car il ne s’agit pas non plus d’une excursion ornithologique comme je me souviens en avoir fait ici-même, avec bonheur, il y a une quinzaine d’années — ou alors peut-être faudrait-il parler, comme je l’ai dit ailleurs pour rire, d’ « ornithologie contemplative ». À force de regarder dehors, quelque chose de notre « intériorité » entre en résonance, et les frontières se font plus floues. La recherche du nom de l’oiseau, l’attention à ses formes, ses couleurs, ses chants à la fois court-circuitent le bavardage mental habituel (à condition, naturellement, d’éprouver pour l’oiseau en tant que tel un réel intérêt), et à la fois font entrer dans une autre logique, une autre dimension de l’expérience, un autre point de vue. Il devient parfois possible de prendre quelque distance avec notre propre et envahissante humanité pour se rapprocher de la bouscarle, du butor, du flamant…

Revenons aux flamants, justement : une troupe d’une vingtaine d’individus se tient là sur l’étang, et l’on troque la plume pour la paire de jumelles. Les voici donc à nouveau, fidèles au poste — certains fraîchement revenus d’Afrique — qui avancent très lentement dans l’étang peu profond, effleurant la surface de l’eau et filtrant la vase à l’aide de l’étrange pelle de leur bec. Parfois l’un d’entre-eux se relève, se redresse, lance son cri rauque qui évoque aussitôt un rassemblement d’oies ou de grues, quelque chose de grand, de sauvage et de nu, quelque chose qu’on serait tenté de relier une fois de plus à des sensations d’enfance (parce qu’on est venu là étant enfant ou parce que l’enfant, pour peu qu’on ne l’ait pas complètement coupé de la nature — pour peu qu’on l’ait emmené en Camargue, par exemple —, garde partie liée avec elle) mais qui vient de plus loin, d’une époque peut-être où la limite entre l’homme (embusqué pour quelle tuerie ?) et cette lumière, ces reflets, ces couleurs, ces formes ailées du monde était peut-être plus poreuse…  

Comme à peu près tous les animaux sauvages le Flamant cependant est un rescapé. À cause du développement touristique et industriel, plus aucun individu ne nichait en Camargue à la fin des années Soixante et sa population diminuait rapidement dans toute la Méditerranée quand l’ornithologue suisse Luc Hoffmann a mis en place un plan d’action efficace : la création de l’îlot artificiel du Fangassier, l’interdiction de l’approche et la limitation des dérangements, ont peu à peu permis le retour du flamant.

Celui-ci, de façon plus surprenante, a en outre profité de l’exploitation du sel, car la faible profondeur d’eau des « carreaux » dégagés par les salines est favorable aux oiseaux. Observant, le surlendemain, les eaux rosâtres de l’un de ces bassins dont la concentration en sel provoque le développement d’algues chargées en carotène (qui donne également sa couleur aux flamants via les crustacés herbivores qu’ils consomment), on constate une fois de plus à quel point sont brouillées les frontières entre le « naturel » et « l’artificiel ». Cette couleur rose me semble suggérer une idée qui tourne autour de la possibilité d’une sorte de Renaissance (du « phénicoptère » — l’ « oiseau aux ailes de feu » des Grecs — au phénix, il n’y a qu’un pas !) et que l’on pourrait à peu près formuler ainsi : pousser jusqu’au bout l’artifice permet peut-être de retrouver le naturel…

Cela en tout cas a permis la renaissance du Flamant, puisqu’aujourd’hui plus de cinquante-mille oiseaux fréquentent la Camargue. Même si la situation reste fragile, on peut à nouveau assister à des parades collectives pendant lesquelles des groupes de trois-cents individus ou plus forment des ballets à faire pâlir d’envie Busby Berkeley (ce chorégraphe américain composait pour les comédies musicales des années trente de vastes ballets kaléidoscopiques mêlant de façon vertigineuse formes humaines et décors mouvants…) : trois cents danseurs et danseuses en tenue rouge-rose-noir allongent alors leur cou, pivotent leurs têtes en cadence, dans un sens, dans un autre, puis se saluent avec les ailes et recommencent dans une cacophonie cosmique !

Ici, à la Capelière, puis au Salin de Badon où l’on rejoint bientôt notre gîte sis au milieu des marais, les rassemblements se limitent pour l’heure à de petits groupes bien distincts, et c’est d’abord l’élégance de chaque individu qui fascine. Sans doute la taille, la haute silhouette, les longues pattes de ce grand oiseau y sont-elles pour quelque chose : tout en lignes courbes, en ondulations déconcertantes (le cou est si long et souple qu’il semble parfois se nouer et se dénouer comme le ferait un serpent), le flamant dessine une sensuelle calligraphie. L’arrondi de son bec, qui pourrait paraître disgracieux, prolonge exactement celui de son cou et répond à la courbure de sa patte lorsqu’elle ressort de l’eau. Par moments on ne sait plus tout à fait où est le haut, où le bas, où l’avant et où l’arrière — c’est encore plus évident en vol, car le flamant dessine alors une sorte de segment borné par la tête et les pattes qui semblent interchangeables, ce qui donne l’impression que l’oiseau pourrait facilement repartir en arrière…

Il y a la silhouette, mais il y a surtout l’attitude, la manière, les manières du flamant, qui met dans chacun de ses gestes une dignité hautaine qui m’évoque pour ma part (dans l’esthétique du Flamant l’incongruité est permise…) le Dromadaire, ou le Sacré de Birmanie en parade devant son maître… Que ce soit pour manger, s’accoupler, s’envoler, se poser, le flamant fait preuve d’un sens de l’harmonie remarquable. Il est, disons, un maître zen : il n’y a pas de place pour l’art, pour un art flamant, puisque tout son quotidien est un rite, une danse, un tableau vivant, un concert sauvage de clameurs et de vent. On ne se lasse pas de le regarder fouiller ainsi la vase lentement, dignement, élégamment ; et l’on quitte à regrets l’observatoire, avec encore en tête les mouvements de son cou, de son corps, de son bec…

 

 

 

 

Roubines, sansouire et boues sapropéliques

 

Certains lieux vous donnent vraiment l’impression de vous accueillir à bras ouverts : ainsi de ce gîte de Salin-de-Badon, ancienne saline royale entourée de quelques  kilomètres de sentiers qui permettent de parcourir différents milieux doux et saumâtres et de s’embusquer dans trois observatoires bien placés. (Posé sur le pas de la porte je trouve, signe manifeste de cette bienveillance presque excessive, un accordéon Crucianelli Piermaria gris nacré absolument semblable à celui que je me désolais de n’avoir pu emporter avec moi, qui semble m’avoir précédé, et dont je m’empare aussitôt.) Ce gîte sera pour nous moins le lieu du repos que celui du partage. Ce sera, au soir tombé, les retrouvailles avec Yvan et sa clarinette (on refera, pour le plaisir, « Le chemin du chaman »), l’échange de lectures (les poèmes de Marc, un texte guyanais que je lis sur fond de clameurs camarguaises, quelques chants « chamaniques » mêlés aux chants des grenouilles…).

Le temps resserré et l’annonce de l’arrivée imminente du vent nous poussent cependant à parcourir sans lambiner la carte — routes, pistes et chemins. Au crépuscule du soir nous voici marchant le long de l’étang de Faraman. Les vols de canards et de flamants fusent au-dessus de nous comme des feux d’artifice sur fond de pleine lune (à main gauche) et de soleil couchant (à main droite). Jamais je n’ai vu pareil coucher de soleil : mauve, indubitablement et de plus en plus mauve à mesure qu’il se rapproche de la ligne de l’horizon, d’un mauve maladif, évocateur une fois encore de catastrophe. Ce n’est pas la pollution ni l’observation des flamants qui montent à la tête, mais bel et bien le paysage que nous traversons, un poignant paysage mauve et gris au bout duquel le phare de Faraman allume son signal. Bientôt tous les canards ont quitté les « remises » où ils dorment le jour pour rejoindre les « gagnages », les marais doux où ils se nourrissent de nuit. Ils se trouvent là en zone non-protégée, exposés aux coups de fusil ou au dérangement — mais nourris…

Au crépuscule du matin nous voici longeant les roubines (les canaux qui apportent l’eau douce au marais) de l’étang du Fournelet, à la poursuite de la bouscarle. Parfois le regard se perd dans le fouillis des joncs et des arbustes (mais où est-elle, cette bouscarle ?) ;  parfois il s’ouvre loin sur la steppe salée de la sansouire que survolent quelques cigognes, un cormoran, toute une troupe de canards pilets… 

En fin d’après-midi nous roulons le long du Petit Rhône (il est frappant de voir à quel point le Rhône ramène avec lui, en pleine Camargue, une faune et des sensations qui lui sont propres) quand une sorte de ruisseau desséché nous arrête. De loin, on aurait pu le croire envahi de gigantesques nénuphars desséchés, brûlés, craquelées, qui forment comme une carte en relief dont le soleil déjà déclinant souligne les contours. À y regarder de plus près, cette matière bizarrement travaillée évoque le carton ou l’écorce, et le mystère s’accroît. On s’engage prudemment sur ce terrain douteux qui ne s’effondre pas mais sur lequel affleure, lorsqu’on le presse assez pour le fendre, un liquide noir comme du mazout.

Marc nous expliquera plus tard (merci à lui) qu’il s’agit de boue « sapropélique », le sapropel étant une « masse vaseuse et gélatineuse qui se forme au fond des eaux stagnantes », ainsi que « dans le fond de certains bassins salés, par exemple de la mer Noire, dont la vase putride est riche en hydrogène sulfuré »(Encyclopédie des Sciences et Techniques, tome 1, 1969, p. 793). Mais ce qui frappe ici c’est que, passées les premières images de grande sécheresse, de terre écorchée, les motifs qui apparaissent ici — des « dessins sans dessein », comme disait Caillois — font apparaître une véritable danse de formes admirables, étoiles, bois de cerfs, nageoires de baleine, animaux stylisés évoquant l’art paléolithique, tout un monde que l’on regarde longuement, que l’on photographie aussi, comme on regarderait une œuvre d’art peut-être, mais avec ici la conscience d’être à la base de toute œuvre d’art.

Et c’est ainsi que, lisant dans la boue sapropélique des bords de route, on prophétise la prochaine advenue d’un art qui ne serait plus propre à l’homme, non plus art-frontière marqueur d’identité mais art anonyme et briseur de limites.

 

 

 

 

À nos limites !

 

Maintenant le vent s’est levé pour de bon et l’on marche sur la digue-à-la-mer. Le paysage prend des couleurs de lande écossaise : flaques sombres, flaques claires, bourrasques et limicoles déportés. Depuis la véranda-affût du Phare de la Gacholle on observe un rassemblement d’avocettes, dont l’envol évoque une respiration, une pulsation de méduse aérienne, un grand corps scintillant qui se déploie, se contracte, monte comme une voile puis retombe en douceur.
           
La lumière est violente, le vent redouble. On part marcher jusqu’à la mer.

 

*

 

Entre ton petit souffle animal et l’autre plus grand souffle, quel rapport ?

 

*

 

Paroles imprononçables, inaudibles, arrachées à la bouche par un souffle bien plus grand. Sifflements. Fin des terres et du fleuve, on marche vers la mer.

 
La fin du fleuve est belle, qu’accompagne un tel foisonnement d’oiseaux ; mais le vent qui souffle ici, cette platitude, cette maigreur que cerne le couvercle d’un ciel gris cendré (on sent très bien d’ici cette impression d’un couvercle posé sur la Terre) — tout cela évoque bel et bien nos limites.

On marche vers nos limites.

Bien sûr on s’est laissé porter par la joie qu’il y a à regarder les formes vives du monde, avocettes, bouscarles, flamants et le reste ; tout à l’heure des cyclistes, emportant avec eux dans une nacelle qui le protégeait du vent leur enfant, rappelaient encore à l’enfance, à la douceur du foyer, avec ce que cela suppose d’hébétude devant le temps qui passe et l’incongruité qu’il y a à marcher seul sur cette même piste qu’on a parcourue autrefois en famille ; mais maintenant cyclistes et oiseaux se sont éloignés et il n’y a plus que ce sol dur, le crissement du sable gris sous les pieds, quelques rares plantes épineuses et ce chemin tout tracé qu’on ne peut pas quitter.

Peu à peu on oublie même cela, juste on marche vers la limite finale de l’aire qu’on s’est fixée.

On aperçoit à l’horizon une procession de gigantesques cormorans penchés qui semblent avancer sur des rails : ce sont des cavaliers qui glissent au fond du paysage comme des ombres.

La lumière trop violente forme une sorte de voile tremblotant et transforme tout en mirage. On avance comme à travers les images projetées d’un rêve — et il est certain que tout cela se passe quelque part dans le crâne ou sur la page, page blanche du chemin et écran-crâne gris bleuté du grand couvercle du ciel.
 
Un panneau indique, à onze kilomètres, les Saintes-Maries-de-la-Mer : peut-être, si l’on marchait par là, retrouverait-on l’enfance de la mère, ou bien sa propre enfance ? Qui sait ?

On bifurque à gauche vers la plage.

On est sa propre ombre projetée depuis la source, depuis les premiers torrents montagnards du fleuve, projetée jusqu’à cette embouchure.

À quoi ressemble-t-elle, cette fin projetée du grand fleuve ?

Beaucoup de lumière. Une pauvre terre. Un vaste ciel malade, fermé, opaque, très lumineux. La carcasse d’un tronc blanchi, pourri, rongé. Des images impossibles à fixer, des paroles impossibles à écrire.

On arrive à nos limites. On ne va pas tout à fait s’y dissoudre ni disparaître. On va rôder parmi les dunes, poursuivre le chemin aussi loin qu’on pourra.

Soudain c’est comme un désert. On ne s’attendait pas du tout à cela. C’est saisissant. Aveuglant. Paniquant. On s’enfonce un peu dans le sable mou avec la sensation de tomber. C’est à peu près comme si on marchait sur le lit d’une mer qui se serait retirée en ne laissant aucune trace de vie. Même les empreintes d’oiseaux ont été effacées — mais il y a des traces de pneus et puis, voici un coquillage qu’on ramasse aussitôt.
 
On marche encore. Des cavaliers passent, qui galopent au ralenti. Parfois un cheval renverse la tête en arrière et c’est un très beau mouvement. Voici un panneau presque effacé qui indique : « chemin… digue à la mer… »

Une voiture roule à vive allure sur la plage.

Une coccinelle s’est égarée dans ce qui, pour elle, est probablement un enfer.

On arrive au bout. Bientôt on n’aura vraiment plus rien à dire.

Le sable crisse, le vent mugit — et puis voici la mer dont le souffle couvre même celui du vent…

La parole de l’homme et du fleuve cessent ici.  

Ici on n’est plus spectateur. Spontanément on se disperse et on adopte l’allure de ces oiseaux qu’on a tant observés depuis notre arrivée. On trempe les pieds et les jambes dans l’eau, on baisse la tête vers le sol et l’on avance au ralenti en ramassant les coquilles vides, les signes, les traces dont on aura besoin pour nourrir nos chimères. Soudain rien n’a plus d’importance que cette sensation de l’eau froide sur la peau et ces joyaux sableux que l’on récolte, que l’on ramène dans sa poche en guise de preuves ou de présents.
 
On est à nos limites, dégagés, emportés, dispersés, projetés, dispersés — à nos limites.

La page se crible de grains de sable.

On n’est pas à l’abri.

On est à nos limites.

Ça bruit, ça vibre, ça crisse, ça casse sous la dent et la plume, ça s’infiltre partout, ça crie : à nos limites.
           
On a chanté notre partie : après, ce n’est pas que cela s’arrête mais c’est à quelqu’un d’autre de prendre le relais. Quelqu’un dont le chant serait voilier, goéland, tortue ou dauphin. Quelqu’un qui saurait traverser. Quelqu’un ou bien personne, car on sent très bien que vibrent et s’amplifient, par-delà nos humaines limites et se passant très bien de nous, le verbe haut des grands vents, les voix basses des courants, l’épopée anonyme de la mer — ce chant du monde qui nous efface et nous prolonge…

 

 

Épilogues

 

Le chemin de nuit.

Cette fois tu refais le chemin de nuit. La lune voilée n’éclaire plus grand-chose et il souffle un vent terrible qui fait grincer les branches. Tu n’en mènes pas large, tu vois ces silhouettes noires penchées sur toi, violemment indifférentes ; tu vois des crânes à la place des pierres et tout le petit cinéma prévisible d’un film d’épouvante. Le chemin que tu suivais soudain s’enfonce et tu retires précipitamment ton pied trempé — c’est droit vers l’étang que tu marchais ainsi à grands pas ! Cette violence du monde, cet effroi, tu les goûtes comme une boisson amère, avec sans doute l’espoir naïf d’avoir moins peur quand il faudra marcher sur de bien pires sentiers. Tu avances quand même. Tu marches comme tu écris, pour tenter d’apprivoiser cette inquiétude. Soliloque en plein vent, soliloque de l’étang, soliloque cinglant et puis, plus aucune place pour le pathos, juste le vacarme du vent qui couvre une rumeur de batraciens…

 

Dernier matin.

Tout ce vent n’a pas fait bouger d’un pouce la musaraigne morte, et le ciel non plus n’en est pas dégagé pour autant. Tu parcours encore, une dernière fois avant longtemps, le chemin de l’étang, t’embusques dans l’affût secoué par le vent, regardes le lent travail des Flamants que le soleil de sept heures dore délicatement — fin travail ponctué de rauques appels et du cri de la bouscarle (qui n’est plus si invisible).

Soudain la colonie de Flamants se remet en mouvement, tous à la queue leu leu, traversent de droite à gauche l’espace, comme appelés.

Je les regarde s’en aller lentement de droite à gauche. Je repars moi aussi fouiller plus loin ma vase dans un autre secteur de mon aire. Ko-rook ! ko-rook ! Je m’éloigne digérer ailleurs tout le krill du souvenir, les crevettes des images. Je poursuis ma migration.

 

 
Camargue, Salin-de-Badon, mars 2014.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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