Retour en Dordogne (avril 2013)

 Ces notes ont servi de brouillons au livre Pariétales

 

DÉPART SOUS LA NEIGE

 

Départ sous la neige. Brouillard. Pluie partout, autoroute en travaux.

Tac-toc des essuie-glaces. La plume qui gratte. Le rythme du voyage. La fatigue.

Le premier tunnel : sans ornements, mais pas sans lumières.

Ce vert pâle de feutre délavé sur la page de la vitre, ce vert printemps des feutres de l’enfance n’existe qu’en avril.

Orange sur noir — le panneau proclame : « pluie ».

Des vaches allongées dans les herbes déjà hautes, on ne voit que les têtes.

Tracés incomplets de formes animales — peintures pariétales.

Dans la bulle de l’habitacle — ballotté quand même par les bourrasques.

Les cyprès, les corneilles et la voiture tanguent.

Milan noir sur ciel blanc— et dans la forêt sans feuilles, un prunier fleuri.

Parmi les rocailles la couronne des fleurs blanches.

 

20 avril

 

*

 

LES EYZIES-DE-TAYAC

 

 

Une pluie de pétales, sur la table verte, à l’ombre du cerisier.

L’odeur des buis, la tendresse du calcaire, le goût du thé.

Le goût d’être là dans le giron de l’origine — fête printanière.

Ce matin la neige, et ce soir cette pluie de fleurs.

Maison de village sise entre la falaise blanche aux maisons troglodytes (la statue d’Homo neandertalensis nous regarde de là-haut) et les eaux lisses de la Vézère. 

Rumeurs de la place. Chant d’un coq et bruits de travaux (le travail d’être là).

Deux hirondelles tissent des ombres dans l’entrelacs desquelles on découvre peu à peu les détails infimes et infinis qui composent le paysage de ce lieu.

Un train passe en sifflant sur l’autre rive de la Vézère, que regardent passer, assis sur les deux vieux fauteuils d’une terrasse sans balustrade, deux fantômes inconnus (la peinture verte de la porte s’est écaillée depuis longtemps : est-ce que quelqu’un habite encore là ?).

Bruit de ballon au loin. Des rires d’enfants, des pleurs de bébé, des verres qui tintent, une odeur de poisson grillé, des rires encore — la vie des gens.

L’odeur des buis s’insinue dans le sol poreux de ma mémoire de calcaire.

D’abord je n’avais pas vu ces deux buis en pot près desquels je me suis installé ; et puis je m’étonnais aussi de sentir presque simultanément des odeurs de poisson, de crêpes, de sauce au poivre, de pommes de terre et de gâteau qui montent du restaurant voisin.

La propriétaire de la maison (que nous ne verrons pas) a laissé là ses affaires, et le portrait partout de ses deux filles que l’on s’attend presque à trouver cachées dans un placard : mille bibelots, toutes les traces de fêtes familiales, de joies d’enfants. On semble entrer ici par effraction dans la vie d’autrui, on devient pour un moment l’anonyme habitant d’une maison des Eyzies.

20 avril 

 

*

 

BORDS DE LA VÉZÈRE

 

Plus ancienne même que ces peintures qui nous fascinent, la clameur matinale des oiseaux. Un merle domine. Les trilles des mésanges, les appels, les roucoulades des pigeons et des tourterelles. Et le chant plus large, moins tonitruant, de la Vézère qui suit son cours.

On marche dans la rosée.

Balade sonore et visuelle pour le promeneur ; balade olfactive pour le chien qui l’accompagne.

Le froissement de l’air déplacé par le vol des canards.

Les chutes.
L’écume accrochée aux racines.
Les racines et les ombres sculptent et dessinent des figures de Giacometti.
Ballet des remous et des gerris.

 

21 avril 

 

*

 

BERNIFAL

 

La pénombre, le silence.

Plongé dans la pénombre
on est
plongé dans la pénombre
d’une grotte sans néons
ni passerelles. On entend
le bruit des gouttes d’eau
qui tombent
on entend le bruit des gouttes —

puis de nouveau la voix de M. Pémendrant
le propriétaire-paysan-guide préhistorien
qui permet (merci à lui)
l’expérience de ce lieu.

 

 

Le visage.

Une fois descendu le puits de l’entrée
(élargie de nos jours)
passé l’avertissement
du grand bison prêt à charger, voici
deux mains gauches gravées
féminine et masculine
puis, bougeant à la lueur de la torche
le long visage lunaire d’un
visage de femme
haut chignon, fin visage
nullement schématique
qui nous regarde de face
en écarquillant un peu les yeux
sourcils relevés
miroir
de notre stupéfaction.

 

 

L’homme-bison.

L’homme
qui a débusqué sur le relief naturel de la paroi
ce bison rouge grandeur nature
en avait un dans le crâne ou bien 
dessiné sur la pupille !
Il parlait de bisons
rêvait de bisons
voyait des bisons dans les nuages
dans la forme des flammes et des feuilles
comme dans la pierre
peut-être c’était
un homme-bison ?

 

 

Les signes.

Une étoile à six branches
marque le passage
que M. Pémendrant rouvre en riant.

Un triangle à pointe arrondie
peint à trois reprises
effacé puis peint et obstinément regravé
en ce lieu précis de la grotte
atteste du caractère volontaire
tout autant qu’insaisissable
de l’ensemble.

Le « tectiforme rouge de Bernifal »
se distingue des autres tectiformes
observés dans les grottes de la région
par ses cinq traits.

 

 

Le complot.

Il paraît prêt à bondir et à détaler
cet âne gravé
tête et oreilles bien visibles
pattes avant pliées
dessous du ventre relevé.

Mais le cheval dessiné avec
deux traits au naseau
deux traits devant l’œil, un trait derrière la tête
le « cheval bridé de Bernifal »
est quant à lui le premier
cheval maîtrisé, maintenu
peut-être seulement en image.

Ce signe en forme de hutte :
un toit à deux pentes
et une cheminée qui
fume encore !

— Ainsi l’homme fomentait-il
peut-être comme un complot
dans le silence des grottes
la domestication
la sédentarisation
l’architecture
l’Histoire à venir et puis
les mythes
les religions
la science

ainsi l’Art ici créait-il l’Homme.

 

 

Plante pariétale.

Le poisson, le cervidé
le renne qui brame en marchant
le mammouth gravé et peint
dans une niche ou au plafond
les bribes de dessins aurignaciens —
tout cela s’oublie devant
les deux traits parallèles de la tige
la feuille pointue, la fleur 
de cette unique plante pariétale !

 

 

Je reviens de suite.

Cachée dans un autre recoin
le profil d’un homme
à la barbe et à la chevelure abondantes —

Homme paléolithique ici
partout
présent.

Pris dans la calcite
la lame d’un couteau de silex est restée
coincée là —
son propriétaire avait dit :
« je reviens de suite ».

 

 

Le geste, le son, la mémoire.

Tout au fond
ces stalactites brisées
ont servi à fabriquer
des instruments de musique
(c’est dans l’os d’une aile de gypaète
que fut façonné il y a quarante-mille ans
la plus vieille flûte trouvée à ce jour
dans le Jura souabe, grotte de Hohlefels)

au retour, près de la sortie
M. Pémendrant fait résonner à nouveau
ces percussions stalagmitiques
(impossibles à l’homme
de les tailler, de les modifier)
qui raniment aussitôt
la mémoire d’un passé disparu

un instant
le paysan-guide-préhistorien
rassemble et réconcilie ainsi
en un geste
en le son
d’une pure vibration
offerte par l’eau et le temps
l’homme d’avant, l’homme d’après
l’homme et le lieu
l’homme et le temps
l’homme et le vaste —
l’homme et
l’au-delà de l’homme.

 

22 avril 

 

*

 

LA STATUE

 

Au pied de la statue qui représente  l’Homme de Neandertal, l’enfant s’essaie à l’art de nouer ses lacets pendant que s’égosillent les moineaux et les hirondelles et que tombent les pétales des cerisiers. Le ciel et la page se couvrent de nuages sombres, et la chienne se roule dans l’herbe printanière. On renonce à creuser la question sans réponse des origines, de l’origine de tout cela, car tout cela est la question sans fond, la question qu’il n’est qu’à entendre ressassée, reposée, déplacée, déposée, comme un pétale sur la page, comme un crâne animal dans une tombe humaine, comme une parure, un talisman, comme la question obstinée de l’enfant qui répète en boucle sa phrase jusqu’à obtenir au moins un semblant de réponse. Et je répète ici cela en boucles noires juste pour ressasser, reposer, déplacer, déposer, réveiller, raviver, attiser, nettoyer et finalement laisser page nette.

 

22 avril 

 

*

 

RETOUR À ROUFFIGNAC

 

Rouffignac
le trait sûr
le dessin sans repentir ni recul
la danse invisible
comme dans un rêve
des fragments d’images
et cela donne encore le tournis.

Le silence à Plazac
strié par les appels
d’une tourterelle.

Arrêt sans images
puis on repart
sous un ciel de nuages éblouissants.

 

23 avril 

 

 

*

 

LA GROTTE AU SORCIER

 

Vent tiède dans les bambous — l’heure s’affole dans l’attente calme.

Une falaise. Un ciel très bleu, et les bambous froissés.

Dans ce bar, l’attente, la solitude, en compagnie d’une mascarade de sorcier.

Ici on a guetté la vallée des millénaires durant. Plus d’ennemis vraiment visible à présent, mais on guette encore (à peine, distraitement, par intermittence). On guette malgré soi. Quelque chose en soi s’obstine à guetter (on ne sait plus vraiment quoi).

Trois milans royaux. Un nuage. Un avion très court. Les bambous qui penchent. On guette.

À l’intérieur de cette petite cavité — tout au fond d’un boyau par lequel on rampait (par où il faudrait pouvoir encore ramper) — le sorcier au gros ventre, au gros phallus et aux bras courts sourit, narquois, depuis 17 000 ans, et semble poursuivre une proie invisible. On dirait un enfant qui joue à faire peur. Le visage, sculpté de trois quarts, ne manque pas de finesse. Au sortir de la grotte on se sent revenu à l’état de simple esquisse.

 

24 avril 

 

*

 

BORDS DE LA VÉZÈRE (2)

 

Une hirondelle dans le ciel gris. Quelques remous. Deux canards engoncés dans leurs plumes, immobiles, dans un repli de la rive.
 
Pratique de la bipédie ordinaire le long de la rivière Vézère. Un tout petit train sans wagons passe. Le temps aussi a passé, et c’est déjà la fin du séjour. De nouveau il fait froid, et on se dit qu’on va peut-être vers de plus grands froids encore. On a beau aller vers l’été on pense aux plus grands froids. L’Europe en climat sibérien, retour à la grande glaciation : pourquoi pas ? On peut bien suivre les mouvements de population consécutifs aux changements climatiques. Neandertal traqué par les glaces et s’éteignant finalement quelque part en Espagne. Aujourd’hui, la Terre est surpeuplée et les hommes s’accrochent à leur territoire comme des patelles à leur rocher. S’il fait plus chaud au sud et plus froid au nord, ce sera catastrophique.

Pourquoi l’invention de l’art ? J’entrevois deux pistes.

C’est, à la suite de plusieurs millénaires de fabrication d’outils de plus en plus soignés qu’émerge l’art tel qu’on le découvre dans sa perfection indépassable à Chauvet puis, quinze-mille ans plus tard, à Lascaux. Par ce travail, l’homme devient homme. Il extériorise et travaille ce qui restait confus en son intimité. Il se détache du reste de l’ordre naturel et met à distance ce qui deviendra son « propre ». En germe dans l’art paléolithique : la religion, les sciences, la technique, la séparation et la réparation. Car il me semble que cet art n’est pas seulement l’expression d’une intimité mais aussi la tentative peut-être désespérée de maintenir avec l’ordre naturel une sorte de lien. La danse des formes animales dit simultanément, comme tout langage symbolique, le temps naturel et le temps humain. Pour élaborer un calendrier lunaire qui permettait éventuellement de limiter les naissances hivernales, il n’était pas besoin de l’art. Pour la magie, de la chasse ou du chamane, il n’était peut-être pas  nécessaire d’en passer par l’art. Mais pour entrer dans la danse des formes et y trouver sa place (et c’est d’ailleurs peut-être cela qu’il convient d’appeler « magie »), l’art devenait nécessaire.

Cela s’est fait à un moment où l’homme à la fois était particulièrement menacé, vulnérable, à cause du grand froid qui venait alors et qui a été peut-être fatal à notre frère de Neandertal ; et cela s’est fait à un moment où l’homme avait pris conscience de manière trop claire et trop vive de sa séparation d’avec la nature. Nous en sommes presque au même point. Aujourd’hui où l’homme est parvenu au bout d’un processus de distinction, de différenciation, de spéciation, de séparation de l’ensemble des facultés humaines, des cultures humaines entre elles et entre l’ordre naturel, il devient vital de renouer avec cette nature qui est notre nature. Ce n’est évidemment pas un hasard si l’art paléolithique naît au XIXe et surtout au XXe siècle, aussi contemporain en ce sens que l’art moderne. On retourne chercher dans les grottes ce qui nous est le plus nécessaire, comme ces moines du bouddhisme tibétain qui allaient rechercher dans les grottes, au XIe siècle, les termas cachés par Padmasambhava qui avaient traversé les périodes difficiles pendant lesquelles l’enseignement ne pouvait plus être donné ni reçu. Plusieurs milliers d’années plus tard on retourne chercher les trésors qui pourraient nous permettre de vivre encore…

Cela se fait dans la plus grande confusion, avec certes maintenant la rigueur scientifique nécessaire, mais sans qu’on ait souvent conscience des enjeux.

Cela certes ne saurait nous donner une méthode, une manière d’avancer toute faite, qui nous reste à inventer. Mais il est de notre responsabilité de mener à bien cette tentative. Dégager le socle bien encombré de ce qui fonde notre humanité, notre être-au-monde (car cela dépasse la simple humanité). Par-delà les distinctions, les différences entre ethnies, pays, cultures, retoucher terre, retrouver la Terre commune. Rechercher les signes d’une possible connivence, que l’on peut entrevoir en l’animal mieux, sans doute, qu’en l’étoile ou en l’arbre : pour dire simplement le déroulement des saisons, planètes ou arbres eussent été préférables, le message eut été clair ; mais il y a dans le regard, dans la danse des formes animales l’affirmation d’une encore et toujours possible connivence, en même temps que d’un très haut et très profond mystère. L’animal est un dieu (croiser un cerf dans la forêt suffit à s’en convaincre – alors, un mégacéros !). Peindre l’animal, en épouser les formes, en sublimer la force, c’est peut-être rendre à l’homme toute son ampleur possible…

           
26 avril 

 

 *

 

BORDS DE LA VÉZÈRE (3)

 

Jour du départ, à quelques instants du départ. On marche au milieu d’un vol d’hirondelles qui rasent la rive et la rivière en bandes agiles. Clameurs. Tourterelles. Bruits d’eau. Et tout cela bien sûr va continuer sans nous. Déjà on n’est plus vraiment là, emporté par le courant. On va reprendre la migration. (Naturellement, on aurait préféré se laisser glisser le long de la Vézère comme ces canards, ou bien la remonter à contre-courant comme ces hirondelles dont on admire l’aisance.)
           

27 avril  

 

*

 

RETOUR SOUS LA NEIGE
(la plume cassée du vieux corbeau)

 

Écrire avec la plume cassée d’un un vieux corbeau.

Écrire dans le froid d’un printemps sans printemps où il neige en avril.

« Cette année, tu vois, novembre est en mai. Les bêtes meurent et s’en vont. Il nous faudrait partir aussi, il nous faudra partir. »

On peut suivre sur les cartes la dernière migration de notre très proche cousin Neandertal jusqu’à son extinction quelque part en Espagne. Sapiens a survécu peut-être pas par sagesse mais grâce, on imagine, à quelques talismans gravés et peints dans le secret des grottes.

L’art alors fut nécessité vitale, rite de réconciliation peut-être.

Par l’art, Homo sapiens su donner à sa séparation d’avec la terre une ampleur assumée.

Il alla dans les grottes pour rééquilibrer la balance entre la raison est le cœur, le masculin et le féminin, l’homme et l’animal — et ces rites colorés furent si efficaces
qu’il parvint à le passer, cet hiver interminable.

20 000 ans plus tard, quelque part dans le retrait bariolé d’une maison, d’une vallée assez sombre et dépeuplée, celui qui trace ces lignes voudrait à son tour renouer les fils dénoués, résister aux saisons qui nous enserrent, car on ne peut plus migrer sur la terre quadrillée où déjà les barbelés sont en place pour tenter d’arrêter ceux-là que chasseront la chaleur et le froid.

Je ne sais plus les rites, je ne sais plus les chants, je n’ai pour talismans que des bribes de vieux souvenirs qui ne m’appartiennent pas, des éblouissements trop rapides. Je n’ai pour allumer le feu que ce charbon mouillé. Parfois le dégoût vient
devant cette plume cassée. Je me dis qu’il faudrait faire semblant de chanter : ce serait à tout prendre plus généreux, peut-être ? On finirait par y croire ?

Je ne peux pas tricher. On ne trouvera rien en forçant le passage ; on ne peut qu’accompagner un mouvement d’abandon.

Peut-être on n’aura pas la force nécessaire ; sans doute cela ne débouchera sur rien.

Au moins on n’aura pas triché.

Le printemps ne viendra pas. On regardera la neige tomber interminablement en plein mois de juillet. On partagera l’affolement des bêtes. On se serrera avant de tomber sur le flanc en laissant rouler à terre la vieille plume cassée du corbeau.

 

28 avril  

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.
           

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