Marcher en ce lieu c’est vivre
une journée
à dix aurores —
*
Finalement on aura su
s’arracher
à la confusion des ombres —
*
La grande ombre bleue
en contrebas
et les nôtres, démesurées —
*
L’odeur des rhododendrons
aux premiers rayons du soleil
ah !
*
L’enfant transi
tend vers le soleil
ses poings serrés —
*
La première marmotte
une petite boule de chaleur
dans le pierrier froid
*
Cicendella gallica
est une élégante Cicindèle verte
endémique des Alpes
*
Cette chenille à pois jaunes —
ne sais
ce qu’elle deviendra
(Peut-être ce petit moiré
posé sur la crête de mon doigt ?)
*
Derniers asters, suaves nigritelles, joubarbes velues
pouvoir vous saluer encore
nous comble d’aise —
*
La grande montée —
est-ce qu’il est possible
d’écrire en l’escaladant ?
Est-ce qu’il est possible d’écrire en grimpant, de concilier l’effort physique de la marche et le fin travail de l’écriture? Il faut économiser son souffle, on ne peut tenter que des rythmes courts, saccadés, répétitifs, des bribes coupées de blancs, quelques haïkus…
Est-ce qu’il est possible de risquer une toute petite parole humaine dans ce trop vaste décor de la montagne ? Une parole qui se tienne quand même à hauteur de montagne ? Une parole qui n’occulte pas le vaste au profit d’une intimité confortable, et qui ne fasse pas non plus mine de chevaucher la lumière alors qu’on piétine encore dans l’ombre ? Une parole qui soit à la fois de crêtes et de chemins laborieux, qui accompagne aussi fidèlement qu’un chien ou qu’un bon bâton et qui ne se dérobe pas en échapattoires ?
Voilà bien tout ce que je peux marmotter tout en ahanant sur le chemin du col.
* * *
Une fois de plus on a recommencé ce rituel de la dernière marche.
Une fois de plus on s’est arraché à la nuit pour vivre en ce lieu une journée à dix aurores : le soleil caché, le soleil qui émerge, le soleil caché, le soleil qui émerge…
Tout est neuf et net. L’air est baigné par cette odeur à jamais miraculeuse des rhododendrons ferrugineux, à laquelle se mêlent parfois les effluves enivrants des nigritelles (à chaque fois : se pencher, humer, jusqu’à ce que la tête tourne…).
Pas un nuage.
Dans le demi-cercle du grand cirque les crêtes finement découpées de Belledonne figent un théâtre d’ombres, avec ses monstres, ses indiens, ses guetteurs, ses guerriers, ses silhouettes de bêtes tournées vers le soleil, ses becs d’oiseaux, ses griffes, ses pics, ses dents. On monte vers cela.
Plus d’ombre.
Voici le col.
Loin en contrebas, les deux fourmis de deux autres randonneurs : nous-mêmes, il n’y a pas si longtemps.
* * *
L’alignement des cairns
signale les sommets
(que l’enfant et la chienne
vont atteindre).
Microcosme du lichen
vert pâle cerné de noir
dans le chaos des pierres.
Des mouches aussi se posent
sur ce dôme inhabitable
mais partout chez elles, celles-là !
Des marcheurs viennent
regardent puis repartent —
nul ne s’attarde.
Écrasée par le soleil
la chienne se love
dans le panier d’une sieste.
Passée la fierté de l’exploit
l’enfant concentre toute son attention
sur ses lacets
bientôt repris par le vague ennui
des voyages en avion —
et ce lieu de fait semble aussi invivable
que ces vallées, ces montagnes de nuages
que l’on traverse en avion.
Le poète-marcheur, pas plus à l’aise
que la chienne, l’enfant
ou n’importe quel randonneur
(et bien moins que la mouche)
sort son carnet et
scribouille.
*
Les longs, les lents, les fins nuages
ornent les sommets du monde
d’une sorte de buée —
la Terre respire.
Soudain on voit le monde, on sent
la Terre se mouvoir
ce bleu
ce bleu
tout ce bleu
plus profond
que le plus profond des gouffres océaniques
ce bleu —
et derrière ?
Monte la brume
qui nous protège un instant
de tant d’espace
puis se dissout.
On reste
exposé.
Le crâne et la pierre
chauffent.
Silence.
*
Juché sur une pierre en forme de tortue
l’enfant frappe deux cailloux
geste archaïque ou
besoin de faire —
la chienne, qui est très vieille, dort.
On est venu ici on vient
pour marquer le passage
ici
où on ne peut que passer.
On est venu ici on vient
pour que plus tard ce sommet visible de loin
nous rappelle au Vaste
(ce n’est d’ailleurs pas parce que cette montagne ressemble à des moulins
qu’on l’a nommée Grands Moulins,
mais parce qu’elle est en quelque sorte
une réplique minérale, inhumaine, agrandie,
du petit hameau des Moulins
tout là-bas, en contrebas, près du village d’Arvillard
auquel correspond de même la Grande Montagne d’Arvillard).
Passent les images, les nuages
dragons, licornes, chimères évanescentes
passe
le temps compté
des sommets de notre vie
qui s’étire d’ordinaire
dans les méandres des marais ordinaires.
Passe le temps
se rouvre l’espace
et l’enfant joue les vigies
— nuages à bâbord ! —
le bleu sans fond
ne cille pas
ne se trouble pas
mais une nuée y file à vive allure
comme aspirée
et le regard file aussi
comme aspiré
laissant les mots piétiner parmi
les pierres la mémoire les corps lourds
(et l’on comprend qu’il y avait
à la base de la métaphysique
une poignée de montagnards
guetteurs de nuées).
À main droite le mont Blanc
disparaît
apparaît
disparaît
on n’entend aucun son sauf
bourdonnements d’insectes
clarines lointaines
un avion
(qui ne déchire nullement l’espace)
le babil rentré de l’enfant ou
la basse continue des pensées
qu’on n’a pas laissées en bas
mais qui tendent quand même à
s’effilocher
s’alléger
se faire plus clairement
inconsistantes
*
Présence
fugitive
ici
parmi les pierres
tout
reste offert.
* * *
Allongé sur le névé
en compagnie de son ombre
le chamois
reste seul gardien du lieu.
À tous et à lui,
à l’été, au lieu,
salut
et bonne garde —
restons fidèles au Vaste.
Les Grands Moulins, Massif de Belledonne, 21 août 2013
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.