Une journée à dix aurores (Grands Moulins, août 2013)

 

 

 

 

Marcher en ce lieu c’est vivre
 
une journée 
 
à dix aurores —
 
 
*
 

Finalement on aura su

s’arracher

à la confusion des ombres —

 

*

 

La grande ombre bleue
 
en contrebas
 
et les nôtres, démesurées —

 

 
*

 

L’odeur des rhododendrons
 
aux premiers rayons du soleil
 
ah !

 

*

 

L’enfant transi
 
tend vers le soleil
 
ses poings serrés —
 

 

*
 
 
La première marmotte
 
une petite boule de chaleur
 
dans le pierrier froid
 
 

 *

 

Cicendella gallica

est une élégante Cicindèle verte

endémique des Alpes

 
 *

 

 Cette chenille à pois jaunes —
 
ne sais
 
 
ce qu’elle deviendra 
 
(Peut-être ce petit moiré
 
posé  sur la crête de mon doigt ?)

 

*
 
 

Derniers asters, suaves nigritelles, joubarbes velues

pouvoir vous saluer encore

nous comble d’aise —

 

 

 

 

*
 

  La grande montée —

est-ce qu’il est possible

d’écrire en l’escaladant ?

 

 

Est-ce qu’il est possible d’écrire en grimpant, de concilier l’effort physique de la marche et le fin travail de l’écriture? Il faut économiser son souffle, on ne peut tenter que des rythmes courts, saccadés, répétitifs, des bribes coupées de blancs, quelques haïkus…

 

Est-ce qu’il est possible de risquer une toute petite parole humaine dans ce trop vaste décor de la montagne ? Une parole qui se tienne quand même à hauteur de montagne ? Une parole qui n’occulte pas le vaste au profit d’une intimité confortable, et qui ne fasse pas non plus mine de chevaucher la lumière alors qu’on piétine encore dans l’ombre ? Une parole qui soit à la fois de crêtes et de chemins laborieux, qui accompagne aussi fidèlement qu’un chien ou qu’un bon bâton et qui ne se dérobe pas en échapattoires ?

 

 Voilà bien tout ce que je peux marmotter tout en ahanant sur le chemin du col.

 

 

 

 

*     *     *

 
Une fois de plus on a recommencé ce rituel de la dernière marche.

Une fois de plus on s’est arraché à la nuit pour vivre en ce lieu une journée à dix aurores : le soleil caché, le soleil qui émerge, le soleil caché, le soleil qui émerge…

Tout est neuf et net. L’air est baigné par cette odeur à jamais miraculeuse des rhododendrons ferrugineux, à laquelle se mêlent parfois les effluves enivrants des nigritelles (à chaque fois : se pencher, humer, jusqu’à ce que la tête tourne…).

 

 

Pas un nuage.

Dans le demi-cercle du grand cirque les crêtes finement découpées de Belledonne figent un théâtre d’ombres, avec ses monstres, ses indiens, ses guetteurs, ses guerriers, ses silhouettes de bêtes tournées vers le soleil, ses becs d’oiseaux, ses griffes, ses pics, ses dents. On monte vers cela.

Plus d’ombre.

Voici le col.

Loin en contrebas, les deux fourmis de deux autres randonneurs : nous-mêmes, il n’y a pas si longtemps.

 

*     *     *

 

 
 
L’alignement des cairns
 
signale les sommets
 
(que l’enfant et la chienne
 
vont atteindre).
 
Microcosme du lichen
 
vert pâle cerné de noir
 
dans le chaos des pierres.
 
Des mouches aussi se posent
 
sur ce dôme inhabitable
 
mais partout chez elles, celles-là !
 
Des marcheurs viennent
 
regardent puis repartent —
 
nul ne s’attarde.
 
Écrasée par le soleil
 
la chienne se love
 
dans le panier d’une sieste.
 
Passée la fierté de l’exploit
 
l’enfant concentre toute son attention
 
sur ses lacets
 
bientôt repris par le vague ennui
 
des voyages en avion —
 
et ce lieu de fait semble aussi invivable
 
que ces vallées, ces montagnes de nuages
 
que l’on traverse en avion.
 
Le poète-marcheur, pas plus à l’aise
 
que la chienne, l’enfant
 
ou n’importe quel randonneur
 
(et bien moins que la mouche)
 
sort son carnet et
 
scribouille.

  

 *
 

 

 

 

Les longs, les lents, les fins nuages
 
ornent les sommets du monde
 
d’une sorte de buée —
 
la Terre respire.
 
 
Soudain on voit le monde, on sent
 
la Terre se mouvoir
 
ce bleu
 
ce bleu
 
tout ce bleu
 
plus profond
 
que le plus profond des gouffres océaniques
 
ce bleu —
 
et derrière ?
 
 
 
Monte la brume
 
qui nous protège un instant
 
de tant d’espace
 
puis se dissout.
 
 
 
On reste
 
exposé.
 
 
Le crâne et la pierre
 
chauffent.

 

Silence.

 

*

 

Juché sur une pierre en forme de tortue
 
l’enfant frappe deux cailloux
 
geste archaïque ou
 
besoin de faire —
 
la chienne, qui est très vieille, dort.
 
 
 
On est venu ici on vient
 
pour marquer le passage
 
ici
 
où on ne peut que passer.
 
 
 
On est venu ici on vient
 
pour que plus tard ce sommet visible de loin
 
nous rappelle au Vaste
 
(ce n’est d’ailleurs pas parce que cette montagne ressemble à des moulins
 
qu’on l’a nommée Grands Moulins,
 
mais parce qu’elle est en quelque sorte
 
une réplique minérale, inhumaine, agrandie,
 
du petit hameau des Moulins
 
tout là-bas, en contrebas, près du village d’Arvillard
 
auquel correspond de même la Grande Montagne d’Arvillard).

 

Passent les images, les nuages

dragons, licornes, chimères évanescentes
 
passe
 
le temps compté
 
des sommets de notre vie
 
qui s’étire d’ordinaire
 
dans les méandres des marais ordinaires.

 

Passe le temps
 
se rouvre l’espace
 
et l’enfant joue les vigies
 
— nuages à bâbord ! —
 
le bleu sans fond
 
ne cille pas
 
ne se trouble pas
 
mais une nuée y file à vive allure
 
comme aspirée
 
et le regard file aussi
 
comme aspiré
 
laissant les mots piétiner parmi
 
les pierres la mémoire les corps lourds
 
(et l’on comprend qu’il y avait
 
à la base de la métaphysique
 
une poignée de montagnards
 
guetteurs de nuées).

 

 
À main droite le mont Blanc
 
disparaît
 
apparaît
 
disparaît
 
on n’entend aucun son sauf
 
bourdonnements d’insectes
 
clarines lointaines
 
un avion
 
(qui ne déchire nullement l’espace)
 

le babil rentré de l’enfant ou

la basse continue des pensées
 
qu’on n’a pas laissées en bas
 
mais qui tendent quand même à
 
s’effilocher
 
s’alléger
 
se faire plus clairement
 
inconsistantes
 
 
*

 

Présence
 
fugitive
 
ici
 
parmi les pierres
 
tout
 
reste offert.

 

 

 
*     *     *

 

Allongé sur le névé
 
en compagnie de son ombre
 
le chamois
 
reste seul gardien du lieu.

 

À tous et à lui,
 
à l’été, au lieu,
 
salut
 
et bonne garde —
 
restons fidèles au Vaste.

 

 

 

 

            
Les Grands Moulins, Massif de Belledonne, 21 août 2013 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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